• 4. Évolution du latin au picard - Phonétique / Vocalisme

      Vocalisme :

    • nasalisation de i et e/ε en ĩ (normand, wallon1 ; le français évoluera les , ɛ̃ en ã vers le XIe-XIIe siècle) : INFANS > infan (parfois éfan), CENTUM > chint, germ. *HRING > ring (rang), germ. *BRUN > brin (bran, bren; par analogie, ã et õ devient ĩ (surtout Douaisis et Cambrésis)2 : INFANS > infint, MANGER > minger, GRANDE > grinde, CHAMPS > quemps, SANTE > sinté, COMMANDER > k'minder, MEUM, TUUM, SUUM > men, ten, sen3 > min, tin, sin, combien > kimbien, HOMO > in (on)...

    • différenciation en au de ou issu de o + l implosif (normand, champenois) : COLLUS > caus (cous), COLPU > caup (coup), CLAVU > clau (clou), *TRAUCU > treu, PAUCU > peu...

    • évolution de -ELLU- en /jo/ (occitan, arpitan, /ja/ en wallon namurois, /e/ dans le Douaisis et le Cambrésis) : CASTELLUM > catiau, AVICELLUS > osiau, PALLIS > piau, ARTICULUS > ortiau (orteil), SITELLUS > séiau (seau)...

    • ouverture de e en ε devant l implosif fait évoluer -ILLOS comme -ELLOS (normand) : CAPILLOS > caviax/caviaus (cheveux), EC]C(E) ILLOS > chiax/chiaus (ces), *SOLICULUS > solax/solaus (soleils), CONSILIOS > consaus (conseils)...

    • diphtongaison de ε roman tonique entravé (devant /r/, /s/ + cons.)(sauf Roubaix et Tourcoing et sud et ouest de l'aire picarde) (wallon, lorrain)4 : BELLU > biel, TESTA > tiête, FERRUM > fiér, *AD PRESSU > apriès, FENESTRA > ferniête (après métathèse et rhotacisme du s), ils écartèlent > is êcartiélte...

    • les anciens infinitifs en -ier se sont conservés : widier (vider), laissier (laisser), pissier (pisser), etc. ; quelques-unes ont été remplacés par des infinitifs en -ir : ennuir (ennuyer) par l'influence du substantif ennui et le singulier j'ennui, séquir (sécher) par l'influence des autres verbes en -ir dérivés d'adjectifs (rougir, etc.)...

    • diphtongaison de O latin accentué libre s'arrête à /ue/ (évolue plus tard en eu en français) : PROBARE > épruéfe / épreuve, BOVIS > bué / bœuf, *PLOVIA > pluéfe (pluie, parfois aussi en picard pleuve)...

    • diphtongaison de o tonique (de façon parcellaire dans l'aire picarde, mais déjà dans certains textes du moyen-âge, conservé en Hainaut principalement)5 : HOMINEM > heomme, BONUS > beon, *FALLITA > féaute...

    • réduction de diphtongues et triphtongues apparemment par recul de l'accent6 (normand, champenois (pour iee et oi), lorrain (pour iee et uee)) : ie > i, ai > a, oi > o (devient /oe/ dans le sud et l'ouest de l'aire picarde), iee > ie, ieu > iu (sauf Hainaut), ueu > u... : CAPRA > kivre (chèvre), *PETTIA > pice (pièce), PLACET > plast (plaît), LAXARE > lassier (laisser), GLORIA > glore (gloire), HISTORIA > estore, BIBERE > boivre > bore (boire), LONGE > lon (loin), CALCEATA > cauchie (cf. plusieurs toponymes) (a.fr. chauciee, chaussée), *MANSIONATA > mainie (cf. plusieurs toponymes), FOCU, JOCU, LOCU > fu, ju, liu...

    • ai, ei, ui + s > i (champenois) : OCCASIONE > okison, PISCIONE > pichon, BUXUS > bisson (buisson)...

    •  évolution de Ū et Ŏ en /œ/ (bourguignon, wallon) : LUNA > leune, PLUMA > pleume, PLUVIA > pleuve, pleufe, néerl. MUER > meuron (mouron), OLEUM > heule, DOLORE > doleur...

    • en position prétonique, e en hiatus s'efface plus tôt qu'en français (normand) : MATURE > meür > mur, *METIPSIMU > meïsme > misme...

    • e prétonique + ʎ, ɲ > i (normand, lorrain) : MELIORE > milleur, SENIORE > signeur, TRIPALIATU > travilliet, -ICULA : CORBICULA > corbille...

    • e + r > ar/ér/or (normand) : arvenir/ervenir (revenir), argoter (ergoter), archucher (resucer), RE-CENARE > archéner/erchéner (reciner en anc.fr., goûter)...

    • évolution de Ă et des -a finaux en o (phénomène récent dû à la réduction générale des voyelles, principalement dans l'Artois et le Ternois)(provençal) : PAGENSIS : poéyis, DE(S)-JA(M) > d'jo, VOI(R)-(IL)LA(C) > v'lo (velà > voilà), germ. SCHLAFFE > schlof, ALMANACH > arméno, *QUADERNUS > coier (cahier), CATTUS > cot (chat), colza > cosso, cadno (cadenas), compo (compas), imbaro (embarras), so (sac)...

    • nasalisation des voyelles devant les consonnes N, M et GN (dans le sud de l'aire picarde et en Boulonnais)(ce qui était encore le cas en français jusqu'au XVe siècle)7(wallon, Bruxelles surtout pour /ε/) : FAMILIA > fanmile, PRENDERE > prin.ne, HOMINEM > honme, SIGNUM > singne, BONA > bon.ne, UNA > eune /œ̃n/ (une), donnez-me [donε̃m], traitez-me [trεtε̃m], a ne vient mie [ã n' viε̃ mi], à moins [ã mwε̃]...

    • évolution de e précédé de l'accent en o8 (et /œ/ ou /oe/ plus tard dans le sud de l'aire picarde) : FRIGIDUS > freï > froï > fro (> froé), AUCELLUS > osiau (> oésieu), mir(er) + suff. -oir > miro (miroir)...

    • évolution de au en eu (tardivement dans le sud de l'aire picarde et le Hainaut) : capiau > capieu, catiau > catieu, caud > keud, cauchette > keuchette (chaussette), aprésau > aprézeu (automne)9...

    • diphtongaison de(des part. passé et des noms en -té), -ai, au et eu (sud et ouest de l'aire picarde) : belté > beltéï (beauté), cantai > cantéï, cantaï (chantai), canterai > cantereï, canteraï (chanterai), pain > paiyn, païn, poïn (pain), minteu > minteuw (menteur), keude > kèwde (coude), capiau > capiauw, capiaw, capièw, capieuw (chapeau)...

     

     

    1 Voir encore la tendance en français de Belgique : crème [crin.me], scène [scin.ne]. Quelques mots français conservent la prononciation /ɛ̃/ de -en- : les finales en -ien (Sébastien, moyen, bien, vient, mien/tien/sien, Saint-Cyprien, Saint-Symphorien...) et en -éen (européen, lycéen...), agenda, examen, Brassens, Agen, Équihen, Quéhen, Frencq, Guemps [gɛ̃ps], Lens [lɛ̃s] en Valais suisse et en Belgique (mais lichen, pollen, gluten, spécimen, abdomen, Lens [lɑ̃s], Doullens [dulɑ̃], Hardinghen [ardɛ̃gɑ̃], Warquinghen...)

    2 Dans les chartes du Ponthieu des XIIIe et XIVe siècles étudiées par M. G. Raynaud, on trouve déjà des formes analogues comme en pour an : jenvier pour janvier ; pitenchiers, ennées, Jehen, etc. Toutefois, ici on distingue encore les deux sons et on peut poser comme règle que en accentué est toujours conservé mais que en atone est généralement prononcé in ; on dit donc menge, mange et minger, manger ; trenche, tranche et trincher, trancher ; fente, fente, et findu, fendu ; sens et sintir, sentir ; vende, vendre et vindu, vendu ; mens et mintir, mentir ; rend et rindu, rendu ; etc. [...] Il est cependant à remarquer que devant une gutturale, en même accentué, est prononcé in : masingue pour masengue, mésange ; tinque pour tenque, tanche ; vinque, pervenche, pour venque ; etc. (L.Brébion, p.147 & p.152). On insiste sur le fait qu'il y a cependant une différence de son entre -an- /ã/, -en- /æ̃/ et -in- /ɛ̃/ (Kristoffer Nyrop, Grammaire historique de la langue française, 1899, I. Phonétique, p.188). Daniel Haigneré insiste sur cette distinction. Cependant, Gaton Raynaud dit que le son en (in) avait absorbé le son an pour devenir également in (Gaston Raynaud, Étude sur le dialecte picard dans le Ponthieu, 1876, p.82).

    3 Cela s'explique l'aperture qui s'opère par la nasale suivante : en français, on a ainsi DOMINA > dame, DOMNIARIU > danger... Ainsi /um/ > /ɔm/ > /am/ > /ã/ > /ĩ/.

    4 On peut donc imaginer que la conjugaison du verbe quérir (et ses dérivés, conquérir, acquérir, requérir...) (que Marco Maggiore et Eva Buchi [Le statut du latin écrit de l'Antiquité en étymologie héréditaire française et romane, HAL, 2014] font remonter au proto-roman */kue'r-i-re/ et non au latin, seul attesté, quaerere) est d'origine picarde : j'acquiers... Les autres verbes de conjugaison difficile ont connus une simplification par analogie.

    5 E parasite. — Un caractère assez important des parlers populaires de notre région est l'insertion d'un é demi-muet entre certaines consonnes et les voyelles a et o. Quoique cet é parasite semble se retrouver à peu près partout, il existe, même entre patois voisins, de grandes divergences dans les mots où il se trouve. Il est donc impossible de formuler une règle générale et je me bornerai à constater que dans le parler que j'entends autour de moi, cet é se trouve surtout après les consonnes ch et j, l et d et : léong, long ; mentéon, menton ; prendéons, prenons ; bridéant, bridant ; fréont, front ; fréanc, franc ; prijéon, prison ; faijèons, faisons ; écuchéon, écusson ; cuichéot, cuissot ; méchéant, méchant ; etc. (L.Brébion, p.159-160).

    6 Mildred Katharine Pope, From Latin to modern French, with especial consideration of Anglo-Norman: phonology and morphology (Manchester University Press ND, 1952, p.487) évoque une influence germanique. Ces évolutions sont très variable : on signale perchie (percher) à Tourcoing, acati à Roubaix, achî (acier) en borain, cœuchie (chaussée) à Demuin, cachie (chassée) à Amiens, maingi à Cachy. A Ath, les finales en -é et -in ont tendance à se prononcer -eu (les papieus d'identiteu, imparfeut, parleu « parler », rieu « rien »). Cette diglossie se rencontre également entre Senneville et Yport en normand, ainsi clé se dit clè à Senneville, cleu à Yport et cli à Saint-Valery-en-Caux, mais la terminaison -ée se dit partout -ie (poignée > pougnie), « soif » se dit seu à Yport et ailleurs, « pleuvoir » se dit plouvi à Senneville, pleuvi à Yport et Saint-Valery-en-Caux, et pleuver/plouver à Goderville, « cheval » se dit gveu à Yport (Michèle Schortz, Parler d'Yport, 2002). Encore actuellement la prononciation du Nord de la forme futur du verbe asseoir rappelle cette évolution différentes des diphtongues : j'assirai, tu assiras, il, elle assira, nous assirons, vous assirez, ils, elles assiront (on peut admettre la forme écrite assierai, assiera...). Et voilà les formes "correctes" françaises : j’assoirai, assiérai ; tu assoiras, assiéras ; il, elle assoira, assiéra ; nous assoirons, assiérons ; vous assoirez, assiérez ; ils, elles assoiront, assiéront.

    7 Dans les patois comme encore en français jusqu'au moyen-français (jusqu'aux aux XVIème - XVIIème), c'est la raison pour laquelle on écrit bon > bonne (avec deux nn, pour marquer que la voyelle précédente était nasalisée) : anneau [ãno](lat. anellus « petit anneau, bague »), homme [õm](lat. class. homĭnem, acc. de hŏmo « être humain »), femme [fãm](lat. class. femina « femelle », puis « femme, épouse »). C'est également pour cela qu'on prononce femme, solennel, la combinaison -en- changeant de timbre de [ẽ] à [ã] (aujourd'hui on écrit de même sans (de sĭnu), dans (de de ĭntus), néant (de ne gente), dimanche (de die domĭnica), etc. (cf. Bourc.-Bourc. 1967, § 61, II) ; Suivent la même évolution : gemme (a. fr. jamme de gemma), étrenne (a. fr. estreinte), géhenne, garenne et le subj. prés. prenne qui a hésité entre [a] et [ε] jusqu'au XVIIe s. (cf. Buben 1935, § 91), cf. art. ennemi du TLFi), puis en se dénasalisant a provoqué la prononciation [am]/[an] de -emm-/-enn-. Pour les dérivés donc, en en-/em- ou in-/im-, cela dépend de la voyelle suivante -n- ou -m- :

    - ennui (jusqu'au XVIIIe s. on prononçait aussi bien [ẽnɥi], qui n'a prévalu qu'au XIXe s., que [anɥi]. Cette dernière prononc. est encore cour. dans le Midi de la France (cf. ennemi). La persistance de la nasale dans l'initiale s'explique p. anal. avec des mots du type enfermer, etc.)

    - enivrer [ε̃nivre]

    - énamourer [enamure]

    - ennemi [εnmi] ou, p. harmonis. vocalique, [enmi]

    - innavigable [in(n)avigabl]. Dans la majorité des dict. [in(n)-]; seul Lar. Lang. fr. transcrit [ε ̃na-].

    - innocence [inɔsε̃:s]

    - inné [in(n)e] (La géminée est plus fréq. (15 locuteurs sur 17 ds Martinet-Walter 1973)

    - emmener [ε̃mne]

    -immangeable [ε̃mα̃ʒabl], [im(m)-] ds DG, Passy 1914, Barbeau-Rodhe 1930, Warn. 1968. Martinet-Walter 1973 [ε̃-](16/17).

    - immoral [im(m)ɔral]

    - innover [in(n)ɔve]

    De nos jours, si l'on veut marquer la nasalisation de la voyelle avant n ou m, on écrit, par exemple : manman, gnangnan. Forme qu'on retrouve dans la conjugaisson de venir et tenir (et leurs dérivés) au passé simple 1er pers. du pl. : tînmes /tε̃m/, vînmes /vε̃m/.

    8 Le Glossaire roman-latin du XVe siècle (ms. de la Bibliothèque de Lille), a déjà poreil, porel et poret pour « poireau » et ponil pour « poinil, pénil ».

    9 Littéralement « après août », désignant les « moissons », comme en néerlandais oogst (du latin AUGUSTUS).


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