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     II. La variété d'oïl devient la langue picarde
    1. Langue de statue haut 
     
            Sous le règne de Philippe VI de France, certaines sources (charte de 1350 de Charles de Montmorency, trêve de Leulinghem en 1383 notamment) citent les populations de langues de France, de Picardie, d'autres langues d'oïl et de langues d'oc. La Picardie se trouvant individualisée d'après sa langue. Au XVIIIe siècle, l'abbé Carlier, historien et agronome originaire de l'Oise, envisage une tripartition linguistique de la France en langue d'oc, langue d'oïl et langue picarde.
            Le grand philologue Gustave Fallot, dans ses Recherches sur les formes grammaticales de la langue française et de ses dialectes au XIIIe siècle, dit : « Les trois dialectes principaux étaient donc, au XIIIe siècle, le normand, le picard et le bourguignon ; toutes les provinces de la langue d'oïl, sans exception, parlaient un de ces trois dialectes, ou tout au moins un langage qui se rattachait, par des caractères principaux, avec quelques différences secondaires, à l'un de ces trois dialectes. »1 On retrouve donc ici la partition en dialectes septentrionaux (picard, wallon, normand et anglo-normand), orientaux et centre-méridionaux (bourguignon, lorrain, champenois et orléanais, francien) et occidentaux (normand méridional, oïl de l'ouest avec le gallo, le poitevin-saintongeais...).
            Édouard Bourciez, dans son Précis historique de phonétique française (1900) dit : « Ces dialectes, dont les limites ont toujours été un peu flottantes, et auxquels on a conservé les noms de nos anciennes provinces, étaient : 1° au Nord-Est, le picard et le wallon ; 2° à l'Est, le champenois, le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon ; 3° à l'Ouest, le saintongeais, le poitevin, l'angevin ; 4° au Nord-Ouest, le normand ; 5° au Centre enfin, dans le bassin moyen de la Seine et la région d'entre Seine et Loire, le dialecte de l'Île-de-France. »
            « L'ancien français n'est pas une langue uniforme : il comprend plusieurs dialectes très importants, illustrés par des œuvres littéraires, et dont quelques-uns présentent entre eux de grandes différences : les dialectes wallons et lorrains, qui ont plusieurs traits communs ; le normand, l'anglo-normand écrit en Angleterre jusqu'au XIVe siècle, et le picard ; le bourguignon ; le champenois ; le francien, ou dialecte de l'Île de France ; c'est de ce dernier qu'est sortie, après de nombreuses transformations, la langue française moderne ; c'est le francien, tel qu'il existait aux XIe-XIIIe siècles, qui sera principalement l'objet de cette étude. »2
            Pierre Guiraud cite plusieurs divisions dialectales : le Centre (autour du francien, dialecte de l'Île-de-France et source du français moderne, groupe l'orléanais, le bourbonnais, le champenois) ; le Nord avec le picard (Picardie, Artois), le haut-normand, le wallon ; l'Est (lorrain, bourguignon, franc-comtois) ; l'Ouest (le bas-normand, gallo, angevin, maine) ; et le Sud-Ouest (poitevin, saintongeais, angoumois).3
            Pour Louis de Baecker cependant « les dialectes principaux de la langue d'oïl sont :

    - Le normand qui comprend les sous-dialectes parlés dans la Bretagne, le Perche, le Maine, l'Anjou, le Poitou et la Saintonge ; 

    - Le picard qui comprend les sous-dialectes parlés dans la Picardie, l'Artois, la Flandre, le Hainaut, le Bas-Maine, la Thiérache et le Rhételois4

    - Le bourguignon qui comprend les sous-dialectes parlés dans le Nivernais, le Berry, l'Orléanais, la Touraine, le Bas-Bourbonnais, l’Île-de-France, la Champagne, la Lorraine et la Franche-Comté. 

            « Le dialecte picard était le plus important, parce qu'il était l'idiome de l’Île-de-France, de la cour et de la capitale. C'est de lui qu'est sortie la langue française actuelle, la langue de Paris, des classes élevées, de la littérature, de la science, de la politique et de l'enseignement public de la France. »5 

            Mais cet auteur, originaire de Saint-Omer, n'est peut-être pas des plus objectifs. Gustave Fallot cependant dit quant à lui « le dialecte bourguignon [...] est celui de l'est et du centre de la France. C'est proprement le langage du cœur de France et le vrai langage français. »6

            Si on suit Jacques Allières7, on remarque que les dialectes centre-méridionaux (dont fait partie l'orléanais), les dialectes occidentaux (Touraine, Anjou, Maine, pays Gallo, Basse-Normandie) sont le plus proche de ce qu'on a appelé le francien. Mais nous pensons qu'il a imputé beaucoup de trait du bourguignon au lorrain (notamment le maintien du w- germanique) alors que d'après la carte, ces deux langues ne sont pas limitrophes.

            Pour ce qui nous concerne, remarquons que le normand septentrional, mais surtout le picard et la wallon sont regroupés.

            Jusqu'à Philippe le Bon, qui constituera les Pays-Bas bourguignons, les territoires du Nord-Ouest de l'Europe ne sont que de langue picarde ou flamande. On parle les dialectes centraux au Sud de cette zone, et wallon à l'Est : dans le marquisat de Namur (achat en 1421), dans le Brabant (acquit avec le Limbourg par la mort sans postérité du second fils d'Antoine de Brabant, Philippe de Saint-Pol en 1430), au Luxembourg (acheté en 1441), et dans la Principauté de Liège (où règne un de ses protégés). 
    • le picard est d'un usage généralisé dans les chancelleries du Nord, dans les administrations communales urbaines depuis Beauvais jusqu'à la frontière linguistique du flamand et du wallon, et parfois au-delà (Gand, Bruges, Ypres, Namur, Ciney...), jusqu'au Levant.
    • le picard au moyen-âge est une langue commune littéraire avec une écriture normalisée
    • le lieu d’écriture explique souvent le choix d’une scripta, mais la personne également. Au plan linguistique, la circulation des personnes peut faire vivre parfois un état de langue loin de son terroir d’origine.8
     Cela laisse à penser que la langue avait connu un certain privilège, un statue haut, et même un semblant de codification. « La question du traitement différent de c dans ces deux positions (ka- et tse- / tsie- : kampioen, kameel, kanselier, capeel ou tsapeel (chapeau), tsaerter et rarement carter, marisauchie (maréchaucie), Tsarel (Charles), Tsampenois (Champenois),Tsaertereus (Chartreus), sier (chiere), koets (couche), rots, brootse, roke, broke, hanke...) a déjà été soulevée par les romanistes. M. Tobler admet le double traitement, M. Sichier le nie, M. Beetz également. Et ce qui semble donner raison aux deux derniers, c'est que les patois actuels ne distinguent pas deux développements différents de c d'après la voyelle qui suit. M. Beetz dit : « Undenkbar ist es, dass man auf unserem Gebiete z. B. früher cher und heuteker sprechen konnte »9. Pourtant nos mots sont là, qui disent le contraire. D'ailleurs, ne pourrait-on pas admettre que, dans le domaine du picard, aussi bien que plus tard en France, une langue générale se soit répandue et ait effacé des différences qui existaient entre les différents parlers ? »10Tous les styles de langues sont illustrées et nous les explorerons maintenant dans cet ordre :
    • le style d'affaire,
    • le style littéraire,
    • le style ecclésiastique.
      
    1 Gustave Fallot, Recherches sur les formes grammaticales, Imprimerie royale, 1839, p.15. Charles Joret, dans Le C dans les langues romanes, fait le même découpage : « Le dialecte parlé avec quelques différences au centre du royaume, dans l'Ile-de-France, l'Orléanais, la Touraine, la Champagne, la Bourgogne et désigné parfois sous le nom de dialecte bourguignon, et comme tel opposé au picard et au normand. » De même Georges Frédéric Burguy et Friedrich Diez.
    2 Joseph Anglade, Grammaire élémentaire de l'ancien français, Armand Colin, Paris, 1934, p.5.
    3 Pierre Guiraud, Patois et dialectes français, Que sais-je ? N°1285, PUF, Paris, 1978, p.35.
    4 De Rethel, ville du Sud-Ouest du département des Ardennes, à la limite nord de la Champagne à 37 km de Reims, aux portes des Ardennes.
    5 Louis de Baecker, Grammaire comparée des langues de la France, C. Blériot, Paris, 1860, p.53.
    6 Gustave Fallot, Recherches sur les formes grammaticales, Imprimerie royale, 1839, p.19.
    7 Jacques Allières, La Formation de la langue française, Que sais-je ? N°1907, PUF, Paris, 1996, p.117.
    8 Serge Lusignan, La langue voyageuse. Le picard et la famille d’Estrées au XIIIe siècle.
    9 Traduction libre : Il est impensable que, par exemple, dans les régions qui nous intéressent, on ait prononcé anciennement cher et actuellement ker.
    10 Salverda de Grave, Les mots dialectaux en néerlandais, in Romania XXX, 1901, p.104.

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    Avec le texte littéraire principalement religieux, apparaît également très tôt le texte de droit ou d'affaire. Les Serments de Strasbourg notamment, en 842 en sont le premier témoignage. Selon Gaston Paris, la langue des Serments est le picard1, mais hormis la forme unique du pronom sous une forme masculine (suo part pour sua part), et le pronom mi (in o quid il mi altresi fazet), on ne trouve pas de traces de picardismes probants dans ce court texte. Au contraire les mots prindrai et sindra (avec d épenthétique) sont typique des dialectes d'oïl du Centre de la France au contraire du picard-wallon. De plus, le document conservé est de 150 ans après l'alliance entre Karle (Charles le Chauve) et Lodhuwig (Louis le Germanique).

     

    Pro Deo amur

    et pro christian poblo

    et nostro commun salvament,

    d'ist di in avant,

    in quant Deus

    savir et podir me dunat,

    si salvarai eo cist meon fradre Karlo

    et in aiudha et in cadhuna cosa,

    si cum om per dreit son fradra salvar dift,

    in o quid il mi altresi fazet

    et ab Ludher

    nul plaid nunquam prindrai

    qui, meon vol,

    cist meon fradre Karle in damno sit.

    Pour l'amour de Dieu

    et pour le peuple chrétien

    et notre salut commun,

    de ce jour en avant,

    autant que Dieu

    me donnera le savoir et le pouvoir,

    je défendrai mon frère Charles,

    par mon aide et en toute chose,

    comme on doit de droit secourir son frère,

    pourvu qu'il en fasse autant à mon égard,

    et jamais avec Lothaire

    aucun arrangement je ne prendrai

    qui, de ma volonté,

    à mon frère Charles, puisse être dommageable.

    Si Lodhuvigs sagrament,

    que son fradre Karlo iurat, conservat,

    et Karlus meos sendra de suo part

    non lo tanit,

    si io returnar non l'int pois :

    ne io ne neuls,

    cui eo returnar int pois,

    in nulla aiudha contra Lodhuvig

    nun li iu er.

    Si Louis observe le serment

    qu'il jure à son frère Charles

    et que Charles, mon seigneur, de son côté,

    ne le maintient pas,

    si je ne puis l'en détourner,

    ni moi ni aucun de ceux

    que j'en pourrai détourner,

    d'aucune aide contre Louis,

    nous ne lui serons.

     

    Les chercheurs se mettent plutôt d'accord pour dire que le texte serait écrit dans « une langue artificielle conventionnelle, d'une sorte de roman commun »2. Donc une koinè, langue commune, ou plutôt une scripta, forme écrite consensuelle d'une langue, influencée ici par le latin, plus tard par le français en formation. Ce terme de philologie, scripta, est du à Louis Remacle, dialectologue wallon. Il démontra en 1948 dans Le problème de l'ancien wallon (et dans La différenciation dialectale en Belgique romane avant 1600) que, pour ce qui concerne en tout cas la littérature française écrite en Wallonie au Moyen Âge, il ne s'agit pas à proprement parler du wallon comme tel, mais d'une langue française parsemée de traits dialectaux. C'est cette langue centrale avec ces traits dialectaux qu'il nomme scripta (en allemand Schriftsprache). Cependant « [Dees] montre clairement que la standardisation du système d'écriture n'a commencé à être une réalité qu'au XVe siècle. [...] L'attribution à des copistes monastiques du Xe siècle d'un projet à long terme pour l'unification linguistique de la nation est tellement anachronique qu'elle ne doit pas retenir notre attention ».3

    Les Serments de Strasbourg sont le premier texte juridique en langue vulgaire qui atteste, de plus et malgré tout, la volonté d'écrire en langue vulgaire, au contraire des Gloses de Reichenau et de Kassel, et au contraire des mots et phrases en occitan dans les chartes des VIIe-IXe siècle.

    Ce sont surtout les chartes qui fournissent également leur lot de scripta picarde. Jusqu'au XVIe siècle, un franco-picard sera pratiqué par écrit. C'est un des rares dialectes d'oïl dont on puisse dire qu'il a évolué jusqu'à un moyen-picard, même si celui-ci est en décalage (plus tardif, du XVIIe au XVIIIe siècles) par rapport au moyen-français4. Carl-Theodor Gossen est unanime : « Trotzdem und trotz aller Wechselfälle im Schicksal von Douai, müssen wir abschliessend feststellen : Eine pikardisch gefärbte Kanzleisprache hat sich in Douai vom ersten Auftreten vulgärsprachlicher Dokumente bis zum Ende des Mittelalters in ausserordentilicher Konstanz und Lebenskraft erhalten. »5

    Comme le dit Henriette Walter, « parmi les dialectes d'oïl, ceux du nord et de l'est sont ceux qui se différencient le mieux de celui qui est devenu le français. Face au francien, le picard a pu apparaître au Moyen Age comme une sérieux rival ayant des chances de devenir la langue commune, car c'était alors une langue de chancellerie dans le nord et il jouissait aux XIIIe et XIVe siècles d'un grand prestige littéraire. »6

    Serge Lusignan et Diane Gervais ajoutent : « Certains estimaient même qu'il pouvait rivaliser sur ce point avec l'occitan des troubadours et qu'ils pouvait trouver sa place dans l'histoire littéraire et linguistique nationale. »7 Et précisent : « Le premier modèle de représentation graphique du français a été mis au point en Angleterre au début du XIIe siècle. On voit ensuite apparaître les scriptae lorraine, picarde et wallonne entre la toute fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle. Quant à la scripta centrale, elle n'émerge qu'après les années 1250. Le large fonds commun partagé par toutes s'explique à notre avis par les emprunts entre scriptae et par le modèle latin qui les inspire toutes. »8

     

    Le premier document administratif que nous ayons est la Charte-Loi de Chièvre, datée de 1194. La ville obtient alors un statut juridique privilégié en tant que « franche ville » du comté de Hainaut. Le premier article est celui-ci :

     

    Sacent chil ki sunt present et chil ki a venir sunt ke mesire Nichole de Rumegni et mesire Rasse de Gavre le vile et le sart de Cirve ont mize a assize a LXXXXII l. de blans deniers, par tel condisiun ke a leur se[rs] et a leur ancheles ne retienent se le parçon non a la mort, et as borjois, afforains et a cels de chiesedé le meleur catel a la mort, et le sanc et les burines et les altres forfais.

     

     

    La première charte communale d'Europe occidentale (en latin) serait celle de Huy (1066), puis les premières en langue d'oïl est celle de Tournai en 1206, puis Courtrai en 1221, Mons en 1222. En wallon, les premières sont celles de Liège en 1233 et Namur en 1240. Dans la Principauté de Liège, terre dont le seigneur est un prince-évêque, le latin concurrencera longtemps la langue vulgaire. Mais le picard, sur son territoire (de même le lorrain et en anglo-normand, et contrairement au francien), est très tôt utilisé comme on le voit, en concurrence avec le latin. En provençal, on a déjà des chartes de 1034.

    La première lettre administrative en français date de 1168, il s'agit d'une Ordonnance de Louis VII (le Jeune) faite à Paris en 1168. Elle est légèrement mélangé de picard, mais c'est probablement une traduction dont le texte ne remonte pas au XIIe siècle. Le premier acte en langue française de la chancellerie royale date de 1254. D'après Gustave Fallot, le français fut fortement influencé par le picard : notamment dans une lettre de Louis IX (Saint-Louis), datant d'octobre 1245 à Pontoise, contenant plusieurs traits typiquement picards.

     

    « D'anchien tamps, & mesmement par les Ordonances de bon Eurée recordation Saint Loeys de France nostre predecesseur Roy, et temps qu'il vivoit, eust esté establi & ordené, que Toutes fois que aucuns descordes, tenchon, meslée, ou delict estoit meus en caude-meslée entre aucuns de nostre Royaume ou par agait, & de fait appensé, desquelles coses plusieurs occisions, mutilations, & plusieurs autres injures souventesfois avenoient, li ami carnel de chiauls qui les dites mellées & delicz faisoient, demouroient, & demeurer devoient en leur estat, du jour du dit assault, ou mesfait, jusques à quarante jours continuelement ensuivans, excepté tant seulement, les queles persones pour leur mesfait, pooient estre prins & arresté, tant durant les dis quarante jours, come aprés, & pooient estre emprisonnez es prisons des justiciers, en le juridiction desquels li dit malefice avoient esté perpetré, pour estre justicié de leurs malefices, selon le qualité du delict, ainsi qui li ordres de droit l'enseigneoit. Et se en dedens le terme des quarante jours devans dis aucuns du lignage, progenis, consanguinité, ou affinité d'aucunes des parties principalment mesfesans, en aucune maniere sourfaisoit, ou malfaisoit pour chelle cause, en prenant vengeance, ou en aultre maniere, excepté les malfaiteurs principauls devant dis, liquel, si come dit est, pooient estre prins & puni, si come li cas le desiroient. Ichiauls, come traistes & convaincus du mesfait, & come enfraigneurs des Ordenances & statuts Royauls, devoient estre puni & justicié par le juge ordinaire, sous qui jurisdiction li delict avoient esté perpetré, ou el lieu, ou quel il estoient dudit crime convaincu, ou condempné. Lesqueles Ordonances encore plusieurs & diverses parties de nostre Royaume, non mie sans cause, sont tenuës, & fermement pour le bien publique, tuition du pays, & des habitans en nostre dit Royaume demourans & manans, loialment wardees, si come est dist, &c. »

     

    Ordonnances des roys de France de la troisième race. Premier volume, Contenant ce qu'on a trouvé d'ordonnances imprimées ou manuscrites, depuis Hugues Capet, jusqu'à la fin du règne de Charles Le Bel, Impr. royale (Paris), 1723, p.56

     

    Remarquons tenchon (pour tension), caude-meslée (chaude-mêlée), coses, demeurer, occisions, chiauls, li, ami carnel (pour ami charnel, qui désigne les membres de la famille), chelle, ichiauls (pour iceux, ceux-là), wardees. Cause est un emprunt tardif au latin datant de cette époque (la première attestation comme latinisme date de 1170). Malefice, justicié, demouroient sont franciens. Et signalons les variantes delict et delicz, demouraient et demeurer.

     

    Signalons qu'il existe des chartes conservées dans la région de Toulouse et datant du XIe siècle, écrite en ancien occitan. Un acte de foi et de fidélité et hommage prêté, vers 1062, par Roger Ier, comte de Foix, à Perron, évêque de Carcassonne est rédigé en latin, avec des mots d'occitan.

    Guilhem Naro, rend compte également que le provençal a aussi été un rival sérieux du français dans le Sud de la France. Au Moyen-Age, quand le français se confondait en un continuum de dialecte, avec la prédominance du normanno-picard, dans le Sud, le limousin était déjà la langue commune des troubadours, jusqu'en Italie et en Espagne.9

     

    Les chartes les plus importantes sont les chartes communales, apparentées au fors en Béarn, en Navarre et dans la péninsule ibérique du XIe au XIIIe siècles (Oloron en 1220, Morlaàs en 1101...), ou les bastides désignant trois à cinq cents villes neuves (Carcassonne, Montségur) fondées dans le sud-ouest de la France au XIIe siècle, répartis sur 14 départements.

    L'origine, dans le Nord de la France, en est la même : elles proviennent généralement de l'essor des villes commerçantes après les dévastations des incursions normandes du IXe siècle. Ces villes sont souvent construites le long des vallées fluviales : Amiens (Somme), Bruges (sur le canal d'un bras du Zwin), Valenciennes, Tournai et Gand (Escaut), Douai (Scarpe), Dinant, Namur, Huy (Meuse)... C'est principalement le commerce du drap qui fait la richesse de ses villes, dès le XIe siècle, Bruges, Ypres, Gand, Lille, Arras, Douai étaient de petits centres d'industrie drapière d'où les étoffes étaient exportées en Angleterre, dans le Sud de la France, en Allemagne et même en Italie. Le commerce est organisé en ghilde (Cambrai, Saint-Omer), carités (Douai, Arras), frairies ou hanses.

    Dans le Nord de la France et en Belgique, l'acquisition d'une charte communale allait généralement de paire avec la possibilité de construire un beffroi pour y pendre la cloche et porter une girouette, deux symboles des pouvoirs rivaux, l’Église et le Seigneur. D'après Jean Lestocquoy, ces beffrois « sont les témoins d'une civilisation municipale comme les châteaux de la Loire indiquent une civilisation royale »10.

    M. Battard distingue « quatre périodes dans l'histoire municipale des Pays-Bas. La période pré-communale du Xe au XIIe siècle qui vit la création des « portus » et l'apparition des premiers monuments municipaux ; la période échevinale au XIIIe siècle, où la commune devenue un riche seigneur féodal eut ses halles marquant sa prospérité économique et son beffroi symbolisant son indépendance politique ; la période démocratique au XIVe siècle caractérisée par le triomphe du commun et une crise démagogique peu favorable à l'architecture civile ; enfin la période monarchique au XVe et XVIe siècles marquée par la disparition lente de l'autonomie communale, mais pendant laquelle grâce à l'ordre et à la paix, les bourgeois brabançons, flamands, artésiens purent faire construire des hôtels de ville presque aussi célèbres que les cathédrales françaises. Après le XVIe siècle et jusqu'à notre temps les hôtels de ville sont encore considérés par nos villes comme une parure indispensable. Lille, capitale de la Flandre française, vient de bâtir une flèche moderne qui rejoint l'esthétique de la célèbre mangia de Sienne. »11 Cela était vrai à la publication de ce livre référence, mais l'est encore de nos jours, comme le prouve les beffrois d'Abbeville, Lallaing et Sains-en-Gohelle (1960), Marcinelle (en Belgique, 1963), Outreau (1969), Cappelle-la-Grande (1985), Saint-Pol-sur-Mer (1993) et la tour du Siège de Région Nord-Pas-de-Calais à Lille (2006), qu'on appelle le troisième beffroi de Lille...

    On a vu que le picard était, avec le normand, le dialecte d'oïl qui avait le mieux conservé le caractère latin, et en cela qu'il se rapprochait des dialectes d'oc et de l'italien. Annelieke Carlier a trouvée dans des sentences civiles de Bruges du XVe siècle que les étrangers étaient jugés en néerlandais ou en français selon qu'il étaient « germaniques » ou « romans ». Apparemment les Hanséates, les Anglais et les Écossais comprenaient sans trop de difficultés le néerlandais local, tandis qu’on utilisait le français avec des Espagnols et des Italiens.12 On a vu l'influence italienne déjà à l'époque romaine. On peut dire qu'elle continue ici.

     

    De façon anecdotique, on peut parler également de la rivalité des villes du Nord avec les villes italiennes dans le domaine du commerce : on compare ainsi le beffroi de Bruges avec le Palazzo Vecchio de Florence. Bruges était aussi la rivale de Venise, puisqu'elle était une ville de banque, la première bourse de commerce y fut fondée pour tous ces négociants dans la maison d'un certain Van den Beursen qui portait trois bourses dans ses armoiries. C'est la bourse d'Anvers, construite en 1531, qui servit de modèle aux édifices analogues (notamment Gand, Londres, Amsterdam...). A Lille, la Vieille Bourse datant de 1651, est aussi célèbre pour son architecture de Renaissance flamande. Comme en Italie, les villes de l'aire picarde ont connues un régime démocratique au Moyen-Âge : Arras la première, élut des magistrats annuels en 1194, dès l'obtention de sa charte de franchise par Philippe Auguste, et fut imitée par la plupart des autres villes. Sa richesse lui vient de ses draps, ses sayes (serge légère en laine, en latin sagum, gaulois *sagos, grec ancien σάγος, sagos, désignant une étoffe), ses sayettes (la même serge mêlée de fil d'or), ses ostades (étoffe de pure laine) et ses banques. Mais surtout de sa tapisserie de haute-lisse (tissée de laine, de soie et d'or), en concurrence avec Audenarde.

    Arazzo signifie toujours « tapisserie » en italien (la plus célèbre est celle de la Chapelle Sixtine, fabriqué à Bruxelles d'après les cartons de Raphaël), et arazzière est un « tapissier », comme arras (apocope de draps d'Arras) en Angleterre, ainsi que Arras, Arreis (formes disparues dans ce sens) et Rasch (dans Raschmacher, « tapissier ») en Allemagne, et peut-être ras, arres aux Pays-Bas, désignant une étoffe de tissu croisé. D'autres (Scandinavie, pays slaves et baltes, hébreu) désigne la tapisserie d'après la Manufacture des Gobelins de Paris qui tire son nom de la rue où elle était située, car là habita Jehan Gobelin vers le milieu du XVe siècle, un teinturier de laine réputé pour ses rouges à l'écarlate. Mais c'est en avril 1601 que la tapisserie façon de Flandres fait son apparition lorsqu'Henri IV fait installer dans « une grande maison ou antiennement se faisoit teinture » Marc de Comans et François de la Planche, tapissiers flamands associés depuis le 29 janvier 1601. En 1629, Charles de Comans (ou Coomans) et Raphaël de la Planche (Van den Plancken) succèdent à leurs pères.

    Une autre ville vaut d'être cité ici : Cambrai. En français, elle donne la chambray et la cambrésine. En fait l'invention serait due à (Jean-)Baptiste de Cambrai (ou Chambray), dont une statue le représente dans le jardin public de Cambrai. En portugais cambraia (anc. cambraya)13 désigne le lin (de la ville de Cambrai qui prospère et s'agrandit grâce à la production de draps et de toile de lin au XIIIe siècle). Cambrai s'utilise dans le sens de linon en : portugais (cambraia), espagnol (cambray), italien (cambrì), roumain (chembrică), suédois (kambrik), indonésien (kambri), albanais (kambriku), danois (kammerdug), irlandais (cáimric), gallois (cambrig)...

     

    Cambric14 en anglais est un synonyme de lin qui se dit batiste. Autrefois en lin, le chambray15 anglais est aujourd’hui un textile en coton, tissé avec une chaîne indigo et une trame blanche ou écrue. Le procédé est identique pour le denim, aussi confond-on souvent les deux tissus. Mais si le chambray est une armure toile, le denim, lui, est une armure serge.

    La batiste s'utilise encore en allemand (Batist), roumain, néerlandais, danois, norvégien, suédois, slovène, tchèque, estonien (batist), polonais (batyst), hongrois (batiszt), letton (batists), lituanien (batistas), grec (βατίστα), géorgien (batista, ბატისტი), esperanto (batisto), italien, portugais, espagnol, catalan (batista), corse (battista), finnois (batisti), hébreu (batist, בטיסט), indonésien (batis), russe (батист ), turc (patiska)...

    La valenciennes est une dentelle très fine et solide fabriquée à l'origine à Valenciennes, exécutée aux fuseaux et comportant des dessins floraux et des réseaux réguliers (depuis 1761). De même malines, une autre dentelle très fine primitivement fabriquée à Malines, ville de Flandre (1752, mel(l)inas en a. dauph. (1429), a. esp. et a. aragonnais). On parle également de tulle de Bruxelles, de Calais... Citons encore l'anascote (serge)16 et l'escot (étoffe de laine)17.

    On peut citer un passage d'Au bonheur des Dames d'Emile Zola (chap.XIV) pour se rendre compte de l'importance de l'industrie drapière du Nord : « L’écrasement, aux dentelles, croissait de minute en minute. La grande exposition de blanc y triomphait, dans ses blancheurs les plus délicates et les plus chères. C’était la tentation aiguë, le coup de folie du désir, qui détraquait toutes les femmes. On avait changé le rayon en une chapelle blanche. Des tulles, des guipures tombant de haut, faisaient un ciel blanc, un de ces voiles de nuages dont le fin réseau pâlit le soleil matinal. Autour des colonnes, descendaient des volants de malines et de valenciennes, des jupes blanches de danseuses, déroulées en un frisson blanc, jusqu’à terre. Puis, de toutes parts, sur tous les comptoirs, le blanc neigeait, les blondes espagnoles légères comme un souffle, les applications de Bruxelles avec leurs fleurs larges sur les mailles fines, les points à l’aiguille et les points de Venise aux dessins plus lourds, les points d’Alençon et les dentelles de Bruges d’une richesse royale et comme religieuse. Il semblait que le dieu du chiffon eût là son tabernacle blanc. »

    Le dynamisme des villes du Nord encourage le passage du latin au vernaculaire, tandis que des centres plus reculés comme Bapaume, qui ne passe au français qu’en 1268, ou comme Aire-sur-la-Lys, en 1290, prennent du retard. Dans les campagnes, le mouvement est encore plus précoce et il est ici symptomatique de changements profonds dans les rapports entre seigneurs et paysans. L’usage précoce du vernaculaire pourrait donc être un signe de l’émancipation socioculturelle et des ambitions économiques d’une population.18

    « La scripta picarde soutenue par la prospérité économique des villes du nord de la France est très ancienne et plus nettement dialectale que les autres. Ensemble avec la scripta wallonne, elle a rivalisé avec la scripta centrale de Paris et a résisté plus longtemps, jusqu'en 1400 quand l'historien Froissart, né à Valenciennes, s'en sert encore dans ses chroniques sur la guerre de Cent Ans. Le picard a été également utilisé comme langue administrative dans la partie flamande du comité de Flandres à partir du XIIIe siècle, lorsque le français supplante le latin comme langue écrite. »19

     

    Après l'industrie drapière, ce sont les universités qui feront la richesse des villes, amenant des professeurs et des étudiants originaires de toutes les contrés voisines : français et flamands, mais aussi anglais, écossais et irlandais. L'université de Louvain est fondé en 1424, celle de Douai, dans le cadre de la Contre-Réforme catholique, en 1559. Dès 1565, L'évêque de Cambrai devient alors archevêque et métropolitain de tous les Pays-Bas.

    Puis au XIVe siècle, ces villes connurent un régime ploutocratique, voire une vraie dictature des bourgeois, tout en étant toujours bien administrées et riches. Cette dictature aristocratique abouti à une mainmise économique et politique d'un petit nombre sur l'ensemble de la population, mais aussi, par le protectionnisme, à la compétition entre les divers types d'entrepreneurs. Ceci amena un facteur d'agitation sociale. L'histoire de la draperie flamande au XIIIe siècle et au XIVe siècle est émaillée de takehans (probablement du flamand taken « saisir » et de han, abréviation de Johan (Jean), nom courant, signifiant donc par généralisation « individu mâle »20, donc littéralement : « saisis, bonhomme ! ») : en 1245, à Douai, puis Ypres et Bruges, les takehans se multiplient. En Italie, on connaîtra également le ristopio, premier mouvement social.

    Tout ces événements, mais aussi la Peste, la Réforme protestante et la Contre-Réforme, et surtout la guerre de Cent Ans, causeront la décadence des villes du XVe au XVIIe siècle. Jean Froissart témoigne...

     

    « des guerres de Flandres, qui commencierent en celle saison, qui furent dures et cruelles et de quoy grant foison de peuple furent mors et exilliéz et le païs contournéz en telle violance que on disoit adonc que en cent a venir il ne seroit mie recouvré ne ou point ou les guerres l’avoient prins et remonstrerons et recorderons par quelle incidence ces mauvaises guerres commencierent. »

     

    A ce moment, la Chevauchée d’Édouard III en 1346, ravage tout le pays de la Normandie à la Flandre et se termine le 12 octobre 1347 par l’arrivée victorieuse du roi d’Angleterre à Sandwich après la capitulation de Calais le 3 août 1347. L'épisode des Six bourgeois de Calais, immortalisé par le groupe en bronze de Rodin dressé devant l'Hôtel de Ville de Calais, est raconté également par Jean Froissart. Après un siège de onze mois, Calais n'a d'autre choix que de se rendre à Edouard III d'Angleterre, qui décide, en vainqueur, d'épargner les habitants de la cité en échange de « VI des plus notables bourgois en purs les chiefs et tous deschaus (sans chapeau et nus-pieds), les hars ou col (la corde au cou), les clefs de la ville et du chastel en leurs mains », afin qu'il en fasse sa « voulenté ». Rassemblé sur le « marchié de Calais », parmi les habitants qui « commencierent a crier et plourer amerement »...

     

    « Adont se leva en piés le plus riche bourgois de la ville qui s’appelloit sire Eustace de Saint Pierre. Si dist devant tous ainsi : "Seigneurs grans et petiz, grant meschief seroit de laissier mourir un tel peuple qui cy est par famine ou autrement quant on y puet trouver aucun moyen. Et si seroit grant aumosne et grant grace envers Mesire qui de tel meschief les pourroit garder. Je endroit moy ay si grant esperance d’avoir grace et pardon envers Nostre Sire, se je muir pour ce peuple sauver car je vueil estre le premier et me met tray voulentiers en pur ma chemise a nu chief, la hart ou col en la merci du roy d’Engleterre." Quant sire Eustace eut ce dit chascun l’ala aourer de pitié et plusieurs hommes et femmes se gettoient a ses pies tendrement pleurans, si estoit grant pitié de la estre.

    « Et secondement un autre tres honneste bourgois et de grant affaire, qui avoit II tresbelles damoiselles a filles, se leva et dist qu’il feroit compaignie a sire Eustace son compere. Cestui avoit nom sire Jehan d’Aire.

    « Aprés se leva le tiers qui s’appelloit sire Jaques de Wissant qui estoit riche homme de meuble et d’eritage et dist qu’il feroit a ses II cousins compaignie. Ainsi fist Pierre de Wissant son frere.

    « Aprés le Ve [Jean de Fiennes] et puis le VIe [Andrieu d'Andres] et se desvestirent la ces VI bourgois tous nuz en pur leurs brayes et leurs chemises en la halle de Calais et mistrent hars en leurs cols. Et prindrent les clefs de la ville et du chastel. Chascun des VI bourgois en tenoit une poingnee. [...]

    « Le roy estoit a celle heure en sa chambre a grant compaignie de contes, de barons et de chevaliers. Quant il entendy que ceulx de Calais venoient en l’arroy qu’il avoit devise, si vint en la place devant son hostel et tous ces seigneurs aprés lui et encore grant foison qui y survindrent pour veoir ceulx de Calais. Meismement la royne d’Engleterre qui moult entainte estoit suivy son seigneur. Lors vint la monseigneur Gautier de Mauni et les VI bourgois deléz lui qui le suivoient, si descendy en la place. Puis s’en vint devers le roy et lui dist : "Monseigneur, veéz cy la representation de la ville de Calais a vostre ordonnance." »

     

    Les bourgeois de Calais supplient le roi d'« avoir pitié et mercy par vostre treshaute noblesce ». Mais le roi « commanda que on leur coupast les testes tantost ». Les comtes, barons et chevaliers implorent également de « refrener [son] courage » en faisant appel à sa « renomme de souveraine gentillesce et noblesce ». Mais le roi refuse encore.

     

    « Adont la royne d’Engleterre qui toute fondoit en lermes se mist aux piés du roy disant : "Haa, gentil sire, puisque je trespassay la mer en grant peril si comme vous savéz, je ne vous ay riens requiz ne don demandé. Or vous pry je humblement et requeer en propre don que pour le filz sainte Marie et pour l’amour de moy, vous vueilliés avoir de ces VI hommes mercy." Le roy attendy un petit de parler et regarda la bonne dame sa femme qui moult estoit encainte et plouroit a genoulx tendrement, si lui amolia le cuer car moult enviz l’eust courroucee ou point qu’elle estoit. Si dist : "Haa, dame, jamasse trop mieux que vous feussiés d’autre part que cy vous me priés si acertes que je ne vous ose escondire. Et comment que je le face enviz tenéz je les vous donne si en faites vostre plaisir." La bonne dame dist : "Monseigneur, tresgrant merciz." Et dont se leva la royne et fist lever les VI bourgois et leur fist oster les chevestres d’entour leurs colz et les en fist mener avec lui en sa chambre si les fist revestir et donner a disner tout aise. Puis donna a chascun VI nobles et les fist conduire hors de l’ost a sauveté.

    « Ainsi fu la forte ville de Calais assise par le roy Edouart d’Engleterre, l’an de Grace mil CCC XLVI, environ la Saint Jehan De colace, ou mois d’aoust. Et fu conquise en l’an mil CCC XLVII en ce meisme mois. Quant le roy d’Engleterre eut fait sa voulenté des VI bourgois de Calais et il les eut donnéz a la royne sa femme, il appella messire Gautier de Mauny et ses II mareschaux, le conte de Warvich et le baron de Stanfort. Si leur dist : "Seigneurs, prenéz ces clefs de la ville et du chastel de Calais si en aléz prendre la saisine et possession. Et prenéz tous les chevaliers qui leans sont et les mettéz en prison, ou faites leur jurer et fiancier prison. Ilz sont gentilzhommes, je les croiray bien sur leur foy. Et tous autres soudoiers qui leans sont venuz pour gaignier leur argent faites les partir simplement et tout le demourant de la ville, hommes, femmes et enfans. Car je vueil la ville repeupler de purs Englois." Tout ainsi fu fait comme le roy le commanda. »

     

    A partir de cette date, Calais devient anglaise et le reste deux cents ans (jusqu’au 6 janvier 1558) lorsque Henri II de France reprend la ville à Marie Tudor.

     

    La chancellerie des comtes de Flandre se servaient du latin jusqu'au XVe siècle, bien que ce fût simultanément avec le français (avec souvent des traits picards) et le néerlandais.

    Les premières chartes en langue flamande datent de 1168 ou 1191 (Edmond de Coussemaker et Victor Derode), de 1229 (Pierre Borel), ou de 1249 (Claude Thiry). Il faut attendre le XIIe siècle, car les souverains étaient de langue picarde ou française. « Pardonnant à la rébellion de la ville d'Ypres et de la province où les kerles [le peuple flamand] étaient en majorité, le comte de Flandre parle aussi en français : "Faisons savoir à tous ke com il fust insi ke dou grief fait ki en l'an de l'incarnation nostre signeur mil deux cens et quatre-vingt avint en nostre ville de Ypre, lequel grief fait on apiele et apiele la meisme Coquerulle, li Eskevin et li consaus de celi no vile et cil ki a eaus se tinrent d'une part el de metiers de ledite no vile... d'autre part...". Et la même cause continuant à agir, le français était imposé à Gand, comme langue officielle en 1289. Mais au XIVe siècle, lors de l'avènement au comté de Flandre, d'un prince français (Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne), un revirement inattendu se produit. Les flamands demandèrent que leur langue fût employée dans les actes judiciaires, ce à quoi le prince consentit. »21

    À Gand, la première charte en français date de 1251, la première charte en néerlandais de 1253. À Bruges, la première charte en néerlandais est de 1262, la première en français de 1274. À Ypres, la première charte en néerlandais date de 1252-1253, la première en français de 1250. Ainsi les premières chartes en langues vulgaires que l'on peut trouver en Flandre flamingante sont en scripta picarde. Le latin reste la « lingua franca » pour les correspondances et les traités internationaux, et pour les notaires italiens établis à Bruges22.

    « Le magistrat de Bruges a employé le latin comme langue diplomatique, jusque vers 1280. Les pièces en français se montrent à partir de 1281 ; les pièces en flamand depuis 1278. L'incendie des archives, en 1280, peut avoir causé la perte de documents en langue vulgaire plus anciens ; car on possède un diplôme des échevins de Bouchoute, de 1249, rédigé en flamand, et une charte originale, en français de Mahaut, dame de Termonde, de 1221. Le Franc de Bruges écrivait des diplômes en flamand, au moins à partir de 1276. Mais le magistrat de Bruges, dans ses actes, employait généralement le français, à la fin du XIIIe siècle. Il existe cependant deux ordonnances, rédigées en flamand, des Bailli et Échevins de Bruges (1278 et 1280), ainsi qu'un acte constitutif de rente, au grand sceau de la ville, de 1299. »23 A la fin du XIIIe siècle, le flamand l'emporte finalement en Flandre. Cependant « comme MM. Kurth (La Frontière linguistique) et Pirenne (Histoire de Belgique) l'ont établi, le français n'a jamais cessé d'être historiquement la seconde langue de tout Flamand cultivé. Pour toute une élite, il est devenu, sinon dès le XIIe siècle (on l'a soutenu sans invraisemblance), du moins dès l'époque des ducs de Bourgogne, la première langue et l'est resté jusqu'aujourd'hui. Dans les grandes villes flamandes certaines familles (dans les années 30) ne parlent encore que français, et même les membres de ces familles qui parlent le flamand local (plutôt que le néerlandais littéraire) ne s'en servent que dans les rapports forcés avec les gens du peuple, domestiques, ouvriers, etc. »24

    Mais le français dont parle Adolphe Duclos est bien évidemment de la scripta picarde, comme on peut le vérifier, par exemple, avec une Ordonnance du comte de Flandre sur la balance de Bruges du 13 Août 1282 (en supplément de celle du 26 Mai 1282)25 :

     

    « Cest li ordonnance que messires li cuens de Flandres, messires de Guistiele et li Eskievin de Bruges commandèrent à ordonner à vj preudhommes qui pris y furent, des balanches et du pois, en quel manière li peseur doivent peser.

    « Il est asavoir pour chiaux Dalemaigne, sire Jehans de Douay et sire Lambiers le Witte ; pour chiaux Despaigne et qui a ces afierent, Nicolas Garsie de Burs et Pierres Dancoinhan de Montpellier ; et pour chiaus de la ville de Bruges, sire Lambiers Tolnare et sire Nicolai Walkier.

    « Et choir pour la plainte que li estraigne marchant fisent de chou con ne lor pesa mie selon le fourme de le cartre, et pour le tort que il lor sembla con lor fist.

    « Et ont au premier jugiet et dit aux peseurs que les eskales doivent estre hueles et sans contre pois, et quil pengent lors balanches à un piet prez de tiere, et peser droit poix con apele recht clof ywichte, et lors mains oster des balanches sans malengien.

    « Et quant li peseres ara miz son pois es balanches, si doit il ferir un cop au bauch encontre le langhe, anchois quil juge ; et quant il ara jugiet, dont doit il dire a lacateur et au vendeur tant à chy : se vous volez, vous poez le pois conter, anchois que li peseres oste le pois des balanches ; et li markant doivent dire et respondre oil ou non ; et sil ne dieut ne lun ne lautre, et il nient ne veulent compter, dont puet le peseres son pois oster et mettre hors des balanches, sans mesprendre ; et si doit li peseres lune moitie de lavoir peser et mettre en lune eskale, et lautre moitié en lautre, quant il y a taut davoir con le puet partir.

    « Et si ne doit li peseres peser de nul poix de plonc ; et si doit chascuns pois dont on poise, avoir sou droit enseigne ; et si doivent les cordes des balances estre hueles de longheche ; et si doit li langue des balanches estre si longue kelle aviegne à un doit prez don neu de le casse la li langue ens esta.

    « Si est esclairie par ledit mons, le conte de Flandres, que li tonloiers doit à son coulst mettre le poix es balanches et hors. Et si est li transcript de ceste ordenance el registre de mons, le conte de Flandres.

     

    « Ce fu fait en lan del incarnation Jhu Crist mil cc. lxxxij, le dioes devant lassumption nostre Dame, con dist a mi aoust. »

     

    La scripta picarde est attestée depuis le XIIe siècle dans le comté de Flandre, dans le comté de Brabant (Bruxelles, Anvers), le français n'apparaît qu'au XVe siècle dans les contactes avec l'administration bourguignone. « Toutes les villes flamandes utilisaient le picard à titre de langue seconde écrite lorsqu'il s'agissait de communiquer avec le comte de Flandre ou le roi de France, et avec l'Angleterre, leur grand partenaire économique. […] L'usage de la scripta picarde comme forme dominante du français écrit du Beauvaisis à la Flandre et au Brabant durant deux siècles, régresse à un rythme variable selon les instances d'écriture, à partir de la fin du XIVe siècle. La première onde de choc se produisit avec l'arrivée des duc de Bourgogne. »26 Cependant leurs chroniqueurs ne manqueront pas de conserver quelques particularités picardes dans leurs textes, mais il est vrai beaucoup moins perceptibles.

    En France, la scripta picarde était utilisée jusqu'au porte de Paris. A Senlis, Compiègne, Soissons, la sripta était « francienne », mais à Beauvais, Laon et Noyon, elle était encore picarde. A Amiens, durant tout le XIVe siècle, la scripta picarde est encore couramment usitée. Au XVe siècle, le français utilisé dans les comptes de la ville est encore marqué de traits picards.

     

    1 Cf. Romania VII, p.134, 1878.

    2 Charles Camproux, Les langues romanes, Que sais-je? N°1562, PUF, Paris, 1979, p.70.

    3 R. Anthony Lodge, Francien et français de Paris, in Comme la lettre dit la vie. Mélanges offerts à M. Perret, D. Lagorgette et M. Lignereux éd., LINX, numéro spécial, 2002, p. 241.

    4 Fernand Carton, Ancien picard, picard moderne : quelle continuité ?, Communication au Colloque « Picard d'hier et d'aujourd’hui », Centre d'études médiévales et dialectologiques, Université Lille 3, 4 octobre 2001.

    5 Traduction libre : Malgré tout et malgré les changements dans le destin de Douai, nous devons, à titre de conclusion, constater : une langue administrative colorée de picard s'est conservée à Douai à partir des premières apparitions de documents en langue vulgaire jusqu'à la fin du Moyen-Âge, ce de façon exceptionnellement constante et vivace. Carl-Theodor Gossen, Die Pikardie als Sprachlandschaft (auf Grund der Urkunden), Biel, Graphische Anstalt Schüler A.G., 1942, p.50.

    6 Henriette Walter, Le français dans tous les sens, Le Livre de Poche, Paris, 1988, p.160.

    7 Serge Lusignan, Diane Gervais, « Picard » et « Picardie », espace linguistique et structure sociopolitiques, août 2008, p.15 (http://www.u-picardie.fr/LESCLaP/spip.php?article250).

    8 Serge Lusignan, Diane Gervais, « Picard » et « Picardie », espace linguistique et structure sociopolitiques, août 2008, p.3 (http://www.u-picardie.fr/LESCLaP/spip.php?article250).

    9 Guilhem Naro, Quand le français était langue étrangère en France ou Comment la production lexicographique provençale rend-elle compte de la rivalité entre les langues provençale et française. In Documents pour l'Histoire du Français Langue Etrangère ou seconde, L'universalité du français et sa présence dans la péninsule ibérique, Actes du colloque de la SIHFLES, n°18, Saint-Cloud: École normale supérieure de Fontenay/Saint-Cloud, déc.1996.

    10 Jean Lestocquoy, La Vie sociale et économique à Arras du XIIème au XVème siècles, Arras, 1941, p.3.

    11 M. Battard, Beffrois, Halles, Hôtels de Ville dans le Nord de la France et la Belgique, Brunet, Arras, 1948, p.XIV.

    12 Annelieke Carlier, Taaldiversiteit in de kosmopolitische stad : Taalgebruik, migratie en integratieaspecten in Brugge in de 15de eeuw, mémoire de licence inédit (sous la direction de Th. de Hemptinne), Université de Gand, 2002, p. 151-176 (in Walter Prevenier & Thérèse de Hemptinne, La Flandre au Moyen Âge, Un pays de trilinguisme administratif, in La langue des actes, Actes du XIe Congrès international de diplomatique Sous la direction de Olivier Guyotjeannin).

    13 O tecido, foi utilizado pela primeira vez em Cambrai, na França, em 1595. O termo cambraia foi, possivelmente, uma alusão à Baptiste de Cambrai que era dono de uma fábrica de tecidos na qual eram produzidas peças leves e de superfície brilhantes. (https://pt.wikipedia.org/wiki/Cambraia).

    14 Cambric was originally a kind of fine white plain-weave linen cloth made at or near Cambrai. The word comes from Kameryk or Kamerijk, the Flemish name of Cambrai, which became part of France in 1677. The word is attested since 1530. It is a synonym of the French word batiste, itself attested since 1590. Batiste itself comes from the Picard batiche, attested since 1401, derivation derived from the old French battre for bowing wool. The modern form batiste or baptiste comes from a popular merge with the surname Baptiste, pronounced Batisse, as indicated by the use of the expressions thoile batiche (1499) and toile de baptiste (1536) for the same fabric. The alleged invention of the fabric, around 1300, by a weaver called Baptiste or Jean-Baptiste Cambray or Chambray, from the village of Castaing in the peerage of Marcoing, near Cambrai, has no historic ground. Cambric was a finer quality and more expensive than lawn (from the French laune, initially a plain-weave linen fabric from the city of Laon in France). Denoting a geographic origin from the city of Cambrai or its surroundings (Cambresis in French), cambric is an exact equivalent of the French cambresine, a very fine, almost sheer white linen plain-weave fabric, to be distinguished from cambrasine, a fabric comparable to the French lawn despite its foreign origin. Cambric is also close to chambray (from a French regional variant of Cambrai, and to chambray (from a French regional variant of Cambrai, a name which "also comes from Cambrai, the French city, where the material was originally made of linen yarn". Chambray (also spelled chambrai) appears in North American English in the early 19th century. Though the term generally refers to a cotton plain weave with a colored warp and a white weft, close to gingham, "silk chambray" seems to have coexisted. Chambray was often produced during this period by the same weavers producing gingham.

    15 1814, Amer.Eng., alteration of Cambrai, city in France (formerly Flanders) where the cloth originally was made. Cf. Cambric, late 14c., from Kamerijk, Flemish form of Cambrai, city in northern France where the cloth was originally made, from L. Camaracum. The modern form of the English word has elements from both versions of the name. (source : Dictionary.com).

    16 Empr., avec métathèse, à l'esp. anascote « sorte de serge » attesté dep. 1527 (Orden. de Sevilla, d'apr. Cor. t. 1 1954, s.v.; cf. 1706, J. Stevens, A new Spanish and English Dictionary ds Gili t. 1 1960, s.v. : Anascote, a sort of Flanders-stuff, which our Merchants call Hounscot, or rather sayes), lui-même issu d'Hondschoote, nom d'une ville flamande (département du Nord) où cette étoffe était fabriquée. Voir G. de Pœrck, R. belge Philol. Hist., t. 21, pp. 155-169; M. Höfler, Z. rom. Philol., t. 81, pp. 543-544; Höfler, pp. 20-21. Voir aussi escot.

    17 1829 « toile de coton » (Boiste); 1832 « sorte d'étoffe de laine » (Raymond). Ell. pour serge de Ascot (1551-56, A. Chamberland, Le commerce d'importation en France en milieu du XVIe ds Höfler, p. 18), serge d'escot (1568, E. Drot, Doc. Arch. de l'Yonne, 39, ibid.), ascot semblant être, d'apr. Höfler, p. 17, plutôt la forme fr. (pic.) du nom de la ville de Hondschoote (département du Nord), centre de textile important au XVIe s., qu'une altération de la ville d'Aerschot (Brabant), v. FEW t. 15, 1, p. 4b, qui paraît n'avoir jamais abrité d'industrie textile. Voir anascote.

    18 Walter Prevenier & Thérèse de Hemptinne, La Flandre au Moyen Âge, Un pays de trilinguisme administratif, in La langue des actes, Actes du XIe Congrès international de diplomatique Sous la direction de Olivier Guyotjeannin.

    19 Eugeen Roegiest, Vers les sources des langues romanes : un itinéraire linguistique à travers la Romania, ACCO, 2006, p.180.

    20 C'était la tradition d'appeler n'importe quel individu Han à Bruges. A Bruxelles, on dit Dag ma Pietke, pour saluer tout le monde, Piet (équivalent néerlandais de « Pierre ») est devenu par assimilation, parce que prénom courant, une forme de salut. De même, ma klaïen Tichke qui vient de Tiste (diminutif flamande de Baptiste), signifie « mon p'tit gars », mais aussi « sexe ». On peut faire le rapporchement avec le mot ch'timi biloute.

    21 Victor Derode, Etude linguistique (in Mémoires de la Société dunkerquoise pour l'encouragement des sciences, des lettres et des arts, vol. 12, p.111-112).

    22 Walter Prevenier & Thérèse de Hemptinne, La Flandre au Moyen Âge, Un pays de trilinguisme administratif, in La langue des actes, Actes du XIe Congrès international de diplomatique Sous la direction de Olivier Guyotjeannin).

    23 Adolphe Duclos, Bruges : histoire et souvenirs, Bruges, K. van de Vyvere-Petyt, 1910, p.266.

    24 M. Wilmotte, Encyclopédie belge, Chap. XI Nos Langues nationaltes, Le Français, La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1933, p.422.

    25 Louis Gilliodts-van Severen, Cartulaire de l'ancien grand tonlieu de Bruges, faisant suite au Cartulaire de l'ancienne Estaple, Impr. de L. de Plancke, Bruges, 1908, p.30

    26 Serge Lusignan, Diane Gervais, « Picard » et « Picardie », espace linguistique et structure sociopolitiques, août 2008, p.10 (http://www.u-picardie.fr/LESCLaP/spip.php?article250).

     


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    « Aucune des régions romanes n'a produit autant de textes conservés que le domaine d'oïl », prévient Gerold Hilty.1 « Les monuments du dialecte picard sont presque innombrables. Arthur Dinaux, qui a consacré trois volumes, sans l'épuiser, à l'histoire des trouvères d'une partie seulement de la région où le picard est parlé, n'en a pas compté moins de dix pour le pays de Cambrai, trente-deux pour le Tournésis et soixante-quinze pour l'Artois. Le nombre de trouvères brabançons, hainuyers, liégeois et namurois, dont bon nombre on écrit dans le dialecte picard, est encore plus considérable, et dans cette énumération ne sont pas compris les écrivains picards proprement dits. »2

    Il s'agit bien de textes littéraires, avec une langue recherchée, car nous avons affaire à des textes en vers rimés, la prose étant réservée aux textes de droit, les chartes communales. Charles-Théodore Gossen (Petite grammaire de l'ancien picard, Paris, C. Klincksieck, 1951) précise que le picard au moyen-âge est une langue commune littéraire avec une écriture normalisée. C'est pour cette raison qu'on peut parler, toute proportion gardée, de langue picarde, et non de scripta. Toute proportion gardée, car il reste à définir si c'était du français picardisé ou du picard francisé ?

    Sur un feuillet, on retrouve une séquence latine dédiée au culte de Sainte-Eulalie de Mérida, écrite dès la fin du XIe siècle, Cantica uirginis Eulaliae. Au verso est écrit le premier texte littéraire en langue romane, que l'on date de 880-881 : la Séquence de Saint-Eulalie. Il ne s'agit pas d'une traduction, mais de deux textes traitant du même sujet.

    Composé vraisemblablement à l'Abbaye d'Elnone (Saint-Amand-les-Eaux), près de Valenciennes, ou à Lobbes, près de Thuin (en Belgique, à la frontière entre les dialectes picard et wallon non encore différenciés), la Séquence précède sur le même feuillet, le Rithmus Teutonicus ou Ludwigslied, un poème écrit en vieux-haut-allemand (dialecte francique rhénan)3.

    En effet, on parlait encore partiellement le bas francique au Xe siècle4, tout au moins dans les classes supérieures de la société qui pratiquaient le bilinguisme, et dans quelques îlots, la toponymie en fait foi.5 Au IXe siècle, une grande majorité de familles gallo-romaines portaient des noms (unique) d'origine germanique. Et on peut penser qu'il y avait encore quelques îlots de langue celtique jusqu'au IV-VIe siècle. La romanisation du nord de la Gaule a été très lente, voir même partielle. De même, on pense que quelques îlots romans ont survécus dans les régions de Trèves/Trier (sud de l'Eifel, côté allemand, près du Luxembourg), Aix/Aachen (nord de l'Eifel, côté allemand, à la frontière du Limbourg néerlandais), Saint-Trond/Sint-Truiden (Province de Limbourg, en Belgique), Asse (province du Brabant flamand, en Belgique).6

    « A côté des divers nos ethniques désignant les barbares [...], il existait un nom générique désignant tous les hommes qui vivaient sous les lois de la civilisation romaine. Ce nom, c'était, en latin, Romanus, en langue barbare, Walah. Le Romanus ou Walah se reconnaissait à sa langue, qui était la langue latine, comme nous disons, mais que l'on appelait alors plus ordinairement la langue romaine. Lorsqu'au Ve siècle, les Francs firent à main armée la conquête de la Belgique, ils se répandirent à travers des provinces de culture romaine qu'ils mirent à sac et dont ils massacrèrent ou réduisirent en esclavage la population romaine. Sur les ruines des villas et à côté d'elles surgirent leurs habitations, qui tantôt conservèrent le nom ancien, tantôt en reçurent de nouveaux, empruntés à l'idiome barbare. Quant aux populations romaines qui survivaient et qui formaient, dans des régions désormais germanisées, des îlots de langue latine, les nouveaux maîtres désignèrent souvent leur séjour par le nom même qui dans leur langue en désignait les habitants : le ville des Romains, ou, en thiois, Walheim, Walhoven ou Walhausen. »7 Ou encore Walhain (Ht et Brabant), Walhay (Namur), Wasquehaie (Brabant)...

    Ainsi selon certaines recherches allemandes8, il y aurait eu, par des populations de viticulteurs et de maraîchers, des îlots de langue romane (langue d'oïl ou apparentée) entre l'Eifel et Trèves jusqu'aux environs du XIe siècle, voir jusqu'au début du XIIIe. Les locuteurs du Moselromanisch (roman mosellan) ont été ensuite obligé d'utiliser le Moselfränkisch. Il reste cependant des traces de ce dialecte roman dans la toponymie : Belcamp (germanisé en Schönfelderhof) ou Longkamp (en lat. Longus Campus), Karden (Vicus Cardena) qui sonnent particulièrement picard. Ruvereit devient Roveroth (actuellement Rorodt, où le traitement du e latin long est identique en picard). Cependant, à cette époque les dialectes d'oïl étaient loin d'être tous bien différenciés, Longuich (du lat. Longus Vicus), Chevermont (germanisé en Gezberch, auj. Geißberg), Bernkastelt (Beronis castellum, anciennement Baronchateil) sont plutôt lorrains. Spingell (en lat. spinula, « épingle ») semble être wallon. Hatzenport (Hattonis porta, du nom Hetti, Hetton, évêque allemand de Trèves de 814 à 847), Kröv (croviacum), Alf (Albis), Vilare (germanisé en Dorf), Mund-Berg (tautologie de « mont ») et Pontelbrückchen (tautologie de « petit pont ») sont bien romans mais d'origine indifférenciés. Cette communauté romane aurait très bien pu se conservée, si les situations géographique ou historique avaient été différentes. Que l'on pense aux Romanches des Grisons (district de Coire), en Suisse, qui parlent encore la langue romane, malgré l'invasion germanique du VIe siècle. On pense que cette langue mosellane a influencé le Moselfränkisch (francique mosellan), donc le luxembourgeois et les dialectes allemands de la région de Trèves.

    D'après Robert Bruch, considéré comme le fondateur de la linguistique moderne luxembourgeoise, il y a également eu un mouvement de l'ouest vers l'est (et pas seulement du nord au sud entre la zone de transition entre le bas-saxon au nord et l'alémanique au sud) des Francs ramenant de leur séjour dans le bassin parisien leur langue et leur culture foncièrement transformée au contact des Gallo-Romains indigènes. Cela influença également le moselfränkisch (le différenciant du saxon et de l'alémanique donc) et donc le luxembourgeois, favorisant ainsi son développement en tant que langue propre par rapport à l'allemand standard.

     

     

    Mais revenons, au Lied. Il fut écrit en l'honneur de la victoire de l'armée franque de Louis III de France sur les Vikings le 3 août 881 à Saucourt-en-Vimeu en Picardie. On peut penser que c'est le même copiste, bilingue, que est l'auteur à la fois de la Séquence et du Lied. Il sont considérés comme les plus anciens témoignages des langues vulgaires : le roman rustique et le tudesque. 

    En comparaison, on trouve deux textes en ancien occitan datant du XIe siècle, La Chanson de sainte Foy d'Agen et le Poème sur Boèce. Le premier texte castillan, Cantar de mio Cid, date de la fin du XIIe siècle.

     

    Pour Maurice Delbouille l'ensemble des traits de picard, wallon et champenois de la Séquence, suppose l'existence à la fin du IXe siècle d'une scripta poétique romane commune à ces trois domaines linguistiques en formation, ce qui correspond à la vitalité intellectuelle de celles-ci à cette époque. Il raconte le martyre de sainte Eulalie. En voici le texte :

     

    Buona pulcella fut Eulalia ;
    Bel auret corps, bellezour anima.


    Uoldrent la ueintre li dõ inimi,
    Uoldrent la faire diaule seruir.


    Elle nont eskoltet les mals conselliers,
    qu(')elle dõ raniet, chi maent sus en ciel,


    Ne por or ned argent ne paramenz,
    Por manatce regiel, ne preiement,


    Niule cose non la pouret omq pleier.

    La polle sempre ñ amast lo dõ menestier.


    Et por()o fut p͂sentede Maximiien,
    Chi rex eret a cels dis soure pagiens.


    Il()li enortet, dont lei nonq chielt,
    Qued elle fuiet lo nom χρ̃iien.


    Ell(')ent adunet lo suon element.
    Melz sostiendreiet les empedemetz


    Qu(')elle p͂dese sa uirginitet.

    Por o s'furet morte a grand honestet.

     

    Enz en l'fou la getterent, com arde tost.
    Elle colpes ñ auret, por()o no s'coist.


    Aczo nos uoldret concreidre li rex pagiens ;
    Ad une spede li roueret tolir lo chief.

    La domnizelle celle kose ñ contredist,
    Uolt lo seule lazsier, si ruouet krist.


    In figure de colomb uolat a ciel.
    Tuit oram que por nos degnet preier,


    Qued auuiset de nos χρ̃ς mercit
    Post la mort, & a lui nos laist uenir


    Par souue clementia.

    Belle pucelle fut Eulalie ;

    Beau [elle] avait le corps, plus belle l'âme.

     

    [ils] Voulurent la vaincre, les ennemis de Dieu,

    [ils] Voulurent la faire diable servir.

     

    Elle, n'écoute pas les mauvais conseillers,

    Qu'elle renie Dieu qui demeure là-haut au ciel ! :

     

    Ni pour or, ni argent ni parure,

    Pour menace royale, ni prière,

     

    Nulle chose ne la put jamais plier.

    La fille à toujours n'aimer [que] le ministère9 de Dieu.

     

    Et pour cela [elle] fut présentée à Maximien,

    Qui était roi, en ces jours-là, sur les païens.

     

    Il l'exhorte, ce dont ne lui chaut,

    [à] Ce qu'elle fuie le nom de chrétien.

     

    Qu'elle réunit son élément [énergie].

    Mieux soutiendrait[-elle] les tortures,

     

    Qu'elle, perdît sa virginité.

    Pour cela elle fut morte en grand honneur.

     

    En le feu [ils] la jetèrent, pour que [elle] brûle tôt :

    Elle, n'avait pas de culpabilités, pour cela [elle] ne cuisit.

     

    Mais cela, ne voulut pas croire, le roi païen.

    Avec une épée, [il] ordonna de lui couper la tête.

     

    La demoiselle, cette chose, ne contredit,

    [elle] Veut le siècle laisser, si l'ordonne Christ.

     

    En figure de colombe, [elle] vola au ciel.

    Tous implorons que pour nous [elle] daigne prier,

     

    Qu' ait de nous, Christ, sa merci [pitié],

    Après la mort, et qu'à lui [il] nous laisse venir,

     

    Par sa clémence.

     

    La tilde marque les abréviations : pour Deo (« Dieu »), ñ pour « non », p̃ pour per, χρ̃ς pour « Christ »...

    Bellezour est la forme du comparatif latin en -IŌRE, celle-ci disparaîtra petit à petit (alors qu'elle était déjà en parti analytiques en latin, elle subsiste ainsi dans les mots français meilleur, plusieurs, seigneur...). Remarquons la finale -our dans la Séquence, qui témoigne d'une influence francienne, car on pense que la finale -eur est d'origine picarde (à moins que celle-ci soit plus tardive en picard, le -ou- pouvant également être orthographique pour marquer l'origine latine).

    Les c (devant e et i), tc et cz sont certainement deux formes écrites pour un même son entre /t/ et /ts/ : pulcella (« pucelle », puchelle en picard), ciel (chiel en picard), manatce (menache en picard), czo (« ça », cha en picard)...

    Les c (devant a et o), k, qu et ch représentent le son /k/ : colpes (« culpabilités »), kose (« chose », cose en picard), qued (« que »), chi (« qui »). Donc chielt, chief se prononcerait /kielt/ et /kief/ (comme dans les vieux textes picards).10

    Les consonnes finales ne devaient en grande partie plus être prononcées, ainsi inimi rime avec servir, conseilliers et preier avec ciel, paramenz avec preiement, etc. La prononciation actuelle est une restitution récente sous l'influence de l'orthographe (voir les hésitations pour persil, cerf, un fait, ananas... qui sont ce qu'on nomme des orthographismes).

    Sont picards et wallons, les traits phonétiques suivants :

    • cose ou kose (« chose »), sans palatalisation (en français « chose »),

    • raneiet (renier avec ra- pour re-, comme en picard ramintuver se disait rementiver, remeintiver en anglo-normand et rementevoir en ancien-français),  

    • tolir, dans le sens de « couper » (il a le sens de « enlever, ôter avec violence » ailleurs),

    • domnizelle (et non domneizelle ou domnoizelle)11

    • auuisset (lat. habuisset, « [qu'il] ait [pitié de nous] »), souue (« sa »), avec le /w/ intervocalique encore typique du wallon et du français régionale de Belgique, par ex. dans jouer /ʒuwe/ et non /ʒwe/,

    • buona, ruovet, avec la diphtongaison de /o/, qui pourrait être une forme du Nord (cf. encore aujourd'hui en tournaisien beon / beonne, généralisée à tous les [o]),

    • le -t final (dans elle eskoltet, ou virginitet), lo getterent (pour la getterent, donc le pronom sous sa forme masculine),

    • manatce (pour minacia latin et « menace » français, avec -a- en première syllabe, comme encore en picard moderne kaviau / kavieu pour « cheveu », ou damage pour « dommage », gayole pour « geole »...).

    • spede « épée » (eskoltet « écouta » s'explique du bas-latin ascultare), par l'absence du e prosthétique, également en picard jusqu'au XVe siècle, notamment dans le Dictionarius de Firmin le Ver, compilé à Abbeville,

    • diaule « diable » (également en lorrain) et seule (comme lat. tegula devient teule, puis tule, en français « tuile »).

    Le plus-que-parfait latin (auret < habuerat, voldrent < voluerat, pouret < potuerat, furet < fu(e)rat...) au sens du parfait est un trait wallon (encore en usage en wallon moderne) puisqu'il est l'exception dans les autres textes d'autres dialectes d'oïl de la même époque (notamment la Vie de Saint Alexis), la forme oram serait l'ancêtre de la terminaison wallonne-loraine -ã de la 1e pers. du pl. de l'ind. pr. (Eduard Koschwitz y voit un latinisme), le /w/ (qui serait inconnue du picard), sont typiquement wallons.

    Par contre voldrent, sostendreit ne sont ni picard, ni wallon, ni lorrain, mais certainement une influence de la langue littéraire du centre de la France (orléanais, francien, bourguignon).12

    On note également graphie encore assez latine :

    • p̠desse (avec tiret souscrit) pour perdesse,

    • p̃sentede (avec tilde suscrite) pour presentede,

    • nonq; (avec un point virgule) pour nonque.

    Cela prouve que « le passage de l'écriture latine à l'écriture française devait aller plus ou moins de soi chez les lettrés, auteurs ou copistes. » 13

    Mais aussi encore un certains nombres de mots latins :

    • anima,

    • rex (à moins d'y voir, comme Liselotte Biedermann-Pasques, un trait picard pour la prononciation /rejs/),

    • in,

    • post,

    • clementia,

    • inimi,

    • le a final de buona, pulcella.

    Pour Émile Littré, la Séquence viendrait de « la région occidentale de notre pays », s'appuyant sur la prononciation raneiet (et non ranoie), preiement (et non proiement), pleier (et non ploier), rex (et non rois), adunet (et non adonet), sostendreiet (et non sostendroiet), concreide (et non concroire), prier (et non proier).14 Cependant l'évolution en -oi- du centre, nord et est de la France, provenant du i ou e bref latin est plus tardif (entre le Xe et XIIIe siècles certainement).

     

    Un autre texte, écrit pour être dit à la même abbaye d'Elnone (Saint-Amand-les-Eaux) est le Sermon sur Jonas. Il s'agit d'un sermon, comme son nom le dit, écrit en 940 environ, et en proto-wallon. Enfin, toujours au Xe siècle, on retrouve une version de la Passion, texte wallon, mais certainement recopié au Poitou, d'où la langue hybride, « truffé de latinismes et de farcitudes » (d'après Maurice Delbouille) qui le caractérise. Ces textes, pour important qu'ils puissent être du point de vue de l'histoire des langues d'oïl, ne concernent pas le picard, nous n'en dirons donc pas plus.

     

    Du point de vue historique, les possessions d'Hugues Capet sont réduites à des morceaux de l'ancien duché robertien, consolidé jadis par son père. Mais son influence s'étend sur une région beaucoup plus vaste d'Orléans à Amiens.

     

    Fichier : Le_royaume_des_Francs_sous_Hugues_Capet.jpg

     

    Cependant la langue française (de l’Île-de-France) est encore loin d'avoir ses lettres de noblesse. Les premiers mots français écrit le sont au XIe siècle dans le Sponsus, un drame liturgique sur la vie des saints entrecoupée d'épisode de l'évangile. Le texte est en latin, mais quatre strophes et deux refrains sont en français :

     

    PRUDENTES.

    Oiet, virgines, aiso que vos dirum,

    Aiseet presen que vos comantarum :

    Atendet un espos, Jhesu Salvaire a nom.

    Gaire no i dormet

    Aisel espos que vos hor'atendet.

     

    Venit en terra per los vostres pechet :

    De la Virgine en Betleem fo net,

    E flum Jorda lavet et luteet.

    Gaire no i dormet

    Aisel espos que vos hor'atendet.

     

    Eu fo batut, gablet, e lai deniet,

    Sus e la crot batut, e clau figet :

    Deu monumen deso entrepauset.

    Gaire no i dormet

    Aisel espos que vos hor'atendet.

     

    E resors es, l'Ascriptura o dii.

    Gabriels soi, en trames aici.

    Atendet lo, que ja venra praici.

    Gaire no i dormet

    Aisel espos que vos hor'atendet

     

    FATUE.

    Hos (sic), virgines, que ad vos venimus,

    Negligenter oleum fundimus ;

    Ad vos orare, sorores, cupimus

    Ut et illas quibus nos credimus.

    Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.

     

    Nos, comites hujus itineris

    Et sorores ejusdem generis,

    Quamvis male contigit miseris,

    Potestis nos reddere superis.

    Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.

    [...]

    PRUDENTES.

    De nostr'oli queret nos a doner ;

    No n'auret pont, alet en achapter

    Deus merchaans que lai veet ester.

    Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.

     

    MERCATORES.

    Domnas gentils, no vos covent ester

    Si lojamen aici ademorer.

    Cosel queret, non vos poem doner ;

    Queret lo deu chi vos pot coseler.

    Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.

     

    Alet areir a vostras saje seros,

    E preiat las per Deu lo glorios,

    De oleo fasen socors a vos :

    Faites o tost, que ja venra l'espos.

    Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.

    LES SAGES

    Écoutez, vierges, ce que vous dirons

    Ceux présens que vous commanderons :

    Attendez un époux, Jésus sauveur a nom.

    Guère n'y dormit

    Cet époux que vous ores attendez.

     

    Vint en terre pour les votres péchés :

    De la Vierge en Bethléem fut né,

    En fleuve du Jourdain lavé et baptisé.

    Guère n'y dormit

    Cet époux que vous ores attendez,

     

    Il fut battu, moqué, et là renié,

    En haut sur la croix battu, en clous fiché :

    Du monument dessous reposa.

    Guère n'y dormit

    Cet époux que vous ores attendez.

     

    Et ressuscité est, l'Ecriture le dit.

    Gabriel suis, moi placé ici.

    Attendez-le, vu que bientôt viendra par ici.

    Guère n'y dormit

    Cet époux que vous ores attendez.

     

    LES FOLLES

    Nous, vierges, qui venons vous trouver,

    nous répandons l'huile avec négligence ;

    nous désirons vous prier comme des sœurs

    en qui nous avons confiance entière.

    Dolentes ! chétives ! trop y avons dormi.

     

    Nous, compagnes du même voyage

    et sœurs de la même famille,

    quoiqu'il nous soit arrivé malheur,

    vous pouvez nous rendre au ciel.

    Dolentes ! chétives ! trop y avons dormi.

    [...]

    LES SAGES.

    De notre huile demandez à nous à donner ;

    N'en aurez point, allez en acheter

    Des marchands que là voyez être.

    Dolentes ! chétives ! trop y avons dormi.

     

    LES MARCHANDS.

    Dames gentilles, ne vous convient être

    Ni longuement ici demeurer.

    Conseil cherchez, n'en à vous pouvons donner ;

    Cherchez-le de qui vous peut conseiller.

    Dolentes ! chétives ! trop y avons dormi.

     

    Allez arrière à vos sages sœurs,

    Et priez-les par Dieu le glorieux,

    Que d'huile fassent secours à vous :

    Faites cela tôt, vu que bientôt viendra l'époux.

    Dolentes ! chétives ! trop y avons dormi.

     

    Chaitivas, pechet, achapter, merchaans, queret est déjà typique des dialectes du centre de la France, mais remarquons venra pour viendra sans l'épenthèse en -d- qui devrait être présente, ainsi que gablet et clau qui est typique des dialectes septentrionaux.

     

    Le deuxième monument de la littérature en langue romane date du Xe siècle. Il s'agit de La Vie de Saint Léger. Son origine est discutée : Poitou, Auvergne, Bourgogne (Autun), Wallonie ? D'après Gerold Hilty15 la base de la langue est wallonne et le texte a été réécrit au Poitou, ce qui explique le nombre de trait occitan dans le texte qui est conservé.

    Le troisième texte conservé historique, témoignant de la langue à cette époque, date du XIe siècle : La Vie de saint Alexis. Le début de la conquête de Guillaume le Conquérant date du 14 octobre 1066, par la victoire de celui-ci à Hastings contre Harold Godwinson, qui y meurt au combat d'une flèche dans l'œil.

    On a plusieurs manuscrits de ce texte considéré comme le premier texte littéraire français : un du XIIe siècle en dialecte normand, un de la même époque écrit en Angleterre, un du XIIIe siècle en picard, et un du XIVe siècle en lorrain.

    C'est le plus ancien de nos poèmes écrits en pure langue d'oïl, dit Anatole Boucherie. « La langue, admise depuis longtemps aux honneurs de l'écriture et de la composition littéraire, s'est assouplie, étendue et fortifiée. Elle porte plus légèrement son enveloppe latine, et reproduit sans effort les sentiments purement humains en même temps que les sentiments religieux. »16

    Une version du milieu du XIe siècle est une traduction française de la version latine de Serge, archevêque de Damas. Elle aurait été écrite dans la partie de la Normandie la plus voisine de l'Île-de-France :

     

    « Filz Ale[x]is, pur quei[t] portat ta medre ?

    Tu m'ies futz, dolente an sui remese.

    Ne sai le leu ne n'en sai la contrede

    U t'alge querre : tute en sui esguarethe.

    Ja mais n'ierc lede, kers filz,

    [ne n'ert tun pedre. »

    « Fils Alexis, pourquoi ta mère te porta ?

    Tu m'as fui, dolente, [j']en suis restée.

    [Je] ne sais ni le lieu ni la contrée

    Où t'aller chercher : j'en suis tout perdue.

    Jamais ne serais joyeuse, cher fils,

    [ni le sera ton père. »

     

    On peut remarquer le caractère normano-picard de cette version : « il ne set u sucurs querre » (il ne sait où trouver du secours) se lit dans le Lai de Lanval (l.38) de Marie de France et encore en picard d'aujourd'hui ; tandis que esguarethe semble plutôt normand (épenthèse de e devant s+cons. Et conservation de gu pour noter /gw/).

     

    Voici un extrait du manuscrit du XIIIe siècle en picard, probablement écrit à Tournai, et qui semble être la plus proche de l'originale : li Vie Saint Alesin et comment il morut, paragraphe XXVIII :

     

    « La n'ara ja parlet de ricetet

    Ne de paraige ne de noilitet

    Ne de grant cors ne de legier costet

    Ne de caucier ne d'ermin engolet :

    Chent mile marc de deniers moneet

    N'i valent mie un boujon empenet,

    S'il en chest siécle ne sont por Diu donet ;

    Ne rois ne cuens n'i menra poestet,

    Mais chil seront le jor tot coronet

    Et trait avant et signor apielet

    Ki chi aront vescut en casteet

    Et maintenue droiture et caritet

    Et viers lors proismes par bone foit erret ;

    Chil troveront le postic aornet

    Et le portier de l'ovrir apriestet,

    Et tot li autre iérent en sus bontet

    Et as diables en lor mains delivret. »

    « Il n'aura pas déjà parler de richesse

    Ni d'apparence, ni de noblesse

    Ni de grand corps, ni de léger côté

    Ni de chaussure, ni de collet d'hermine :

    Cent mile article de deniers monnaie

    Ne valent pas une aune empennée,

    Si, en ce siècle, il ne sont à Dieu donnés ;

    Ni Rois ni comtes ne diminuera la puissance,

    Mais ceux la seront un jour bientôt couronnés

    Et tirés avant et seigneur appelés

    Ceux qui auront vécus en château

    Et maintenus droiture et établissement charitable

    Et vers les promesses par bonne foi dirigé ;

    Ceux-là trouveront la poterne ornée

    Et le portier apprêté à l'ouvrir,

    Et tout les autres iront là-haut en bonté

    Et aux diables en leurs mains délivré. »

     

    On remarquera diable qui est déjà une influence de l'usage français qui prend la place du latin comme langue religieuse.

     

    En dialecte anglo-normand, on a également une des chansons de geste la plus ancienne, la Chanson de Roland, de la fin du XIe siècle attribué à Turold (on y lit son nom, mais on ne sait si c'en est l'auteur ou le premier scribe), et qui raconte, en les idéalisant, les exploits de l'armée de Charlemagne. Le manuscrit d'Oxford, considéré par les historiens comme étant l'original, est en anglo-normand. On y remarque quelques traits encore de haut-normand (donc proche du dialecte picard).

     

    « Carles li reis, nostre emper[er]e magnes

    Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne :

    Tresqu'en la mer cunquist la tere altaigne.

    N'i ad castel ki devant lui remaigne ;

    Mur ne citet n'i est remes a fraindre,

    Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne.

    Li reis Marsilie la tient, ki Deu nen aimet ;

    Mahumet sert e Apollin recleimet :

    Nes poet guarder que mals ne l'i ateignet. »

    « Charles le roi, notre grand empereur,

    Sept ans entiers est resté en Espagne :

    Jusqu’à la mer, il a conquis la haute terre.

    Pas de château qui tienne devant lui,

    Pas de cité ni de mur qui reste encore debout

    Hors Saragosse, qui est sur une montagne.

    Le roi Marsile la tient, [lui] qui n’aime pas Dieu,

    Qui sert Mahomet et prie Apollon ;

    Il ne peut se garder du malheur qui va l’atteindre. »

     

    Carles est un conservatisme, phénomène courant dans les prénoms. Par contre castel est spécifiquement normanno-picard. De même, la mouillure dans altaigne (« hautaine »), de même que la conservation des -t finaux (ad estet, cunquist, citet, aimet...) et sa réduction en z (pour ts : anz, tuz). Cependant, il est écrit citet (chité en normand et picard) et guarder (warder en normand et picard) qui sont une influence des dialectes d'oïl centraux. De même la différence entre li reis (avec l'art. déf. masc.) et la tere (avec l'art. déf. fém.) n'est pas connu du picard.

     

    Évoquons encore Brunetto Latini (ou Brunet Latin, vers 1220-1294), un personnage clé de la pensée politique humaniste du Moyen Âge « central ». Il séjourne de 1260 à 1266, à Montpellier, Arras et Bar-sur-Aube. Certains historiens pensent qu'il donne des conférences à la Sorbonne. Pendant six ans Brunetto Latini s'adonne à l'étude. Il lit Cicéron, Aristote, Salluste, Martin de Braga, Vincent de Beauvais et le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. L'étude ne l'empêche pas de s'organiser avec la communauté de Florentins guelfes exilés en France et d'établir des contacts avec Charles d'Anjou afin de préparer le retour à Florence. Il lui dédie Li livres dou trésor, une encyclopédie de trois volumes écrite en picard qui compile à peu près toutes les connaissances que l'époque pouvait acquérir grâce aux premiers foyers de studia humanitatis en Italie du nord, à Chartres, à Tolède ou en Sicile. Il y expose surtout les fondements de la théorie politique républicaine florentine. Son encyclopédie sera reprise par de nombreux imitateurs, dont le Tesoro, en italien au XIIIe siècle que l'on attribua faussement à Bono Giamboni. La raison d'utiliser le français était de se faire comprendre par une majorité de locuteurs, ce qui prouve également son avancée, mais aussi que le français était alors déjà une langue très largement utilisée en Europe.

     

    [Livre I, I, p. 17] - CIS LIVRES EST APIELÉS TRESORS ET PAROLE DE LA NAISSANCE DE TOUTES COSES

    CIS livres est apielés Tresors. Car si come li sires ki vuet en petit lieu amasser cose de grandisme vaillance, non pas pour son delit solement, mes pour acroistre son pooir et pour aseurer son estat en guerre et en pais, i met les plus chieres choses et les plus precieus joiaus k’il puet selonc sa bonne entencion; tout autresi est li cors de cest livre compilés de sapience, si come celui ki est estrais de tous les membres de philosophie en une sonme briement. Et la premiere partie de cest tresor est autresi comme de deniers contans, pour despendre tousjours es coses besoignables; c’est a dire k’ele traite dou comencement du siecle, et de l’ancieneté des vielles istores et de l’establissement dou monde et de la nature de toutes coses en some. [...] Et por ce ke li tresors ki ci est ne doit pas iestre donés se a home non ki soit souffissables a si haute richece, la baillerai jou a toi biaus dous amis, car tu en ies bien dignes selonc mon jugement. [....] Et se aucuns demandoit pour quoi cis livres est escris en roumanç, selonc le raison de France, puis ke nous somes italien, je diroie que c’est pour .ii. raisons, l’une ke nous somes en France, l’autre por çou que la parleure est plus delitable et plus commune a tous langages.17

     

    On y lit encore les formes picardes : tierre, viertu, enfier, biels, legierement, viols (veux), mioldre, violt, diut, mious, universeus, envieus (-alis > -eus), nassanche, gramariiens, rason (ai > a), maitre, nais, fortaiche (ai = è (ĭ latin)), biauté, oisiaus, noviaus, chinc, boin, commenchies, sisime (sixième), septime, witime, okison, conjurison, comparison, sivent (suivent), sivre, matire, wide (vide), widier, huche, parroche, gabe (gaver), viellart, viellece, seure (sure), seurté, parleure, venra (viendra), tenras (tiendras), tenre (tendre), coses, foible (faible), anemi, ascouter, ramentois, li, justiche, tristeche, boineurté, delitaule, diauble, generaument, aveules / avules, riule (règle), peule / pule (peuple), derrain, glore, memore, chius a ki, cascuns, k’en diroie jou ?, on doit querre avocat en sa propre cause, rikece, brankes, achatés, senescal, calenge, porcachier, carneus delis (délis charnels), larghece, fius, Diu... graphie sc pouvant correspondre au son [ʃ] (science, adresce, sceraphin)(graphie italienne comme pour gh [g] et ch [k] : eschapa, Toschane, es chevaus et es chiens et es chans, eschievins, larghement, longhement...)...

     

    Autre monument de la littérature, le Roman de Renard. La tradition des récits animaliers est très ancienne et encore porteuse (du grec Ésope et du latin Phèdre, à Jean de la Fontaine ou les frères Grimm, jusqu'au contemporain Art Spiegelman). Le thème du renard rusé et du loup stupide prend racine dans le Nord-Est de l'air gallo-romane (notamment avec le Ecbasis captivi, la « fuite du prisonnier », écrit dans les Vosges et le Fecunda ratis, le « navire rempli » d'Egbert de Liège, né vers 972 et écolâtre de l'école épiscopale de Liège sous l'évêque Notger).

    Les branches semblent avoir comme premier ancêtre Ysengrimus, qui est constitué de 6 500 vers en distiques latins, du clerc flamand Nivard (magister Nivardus, moine de Saint-Pierre) de Gand, qu'il écrivit vers 1148 sous le titre de Reinardus Vulpes. On y trouve pour la première fois, le personnage de Reinardus, et plusieurs animaux au nom fixé, de longue date, par la tradition. Ce sont : Reinardus le goupil, Balduinus l'âne, Bruno l'ours. Le nom des autres animaux ne reparaissent plus... inventés pour la circonstance, ils disparaîtront avec leur auteur.

    Renart est un nom germanique (Reginhard de ragin ou regin « conseil » et hard « dur, fort, hardi ». Quant à Ysengrin, Ysen-grin, il signifie en ancien néerlandais « féroce comme le fer » ou « casque de fer ». Ysengrin, le loup, est l'éternel ennemi de Renart, toujours dupé. Son épouse, Dame Hersent la louve, fut jadis « violée » par Renart, d'où une éternelle rancœur.

    Léopold Sudre écrit : « Il est non moins clair que la provenance germanique des noms des principaux héros, Raganhard, Isengrim, Richild, Hersind, [...] est un fait qui ne contribue guère à éclairer la question. Le cycle des récits de Renart s'est formé et développé sur la limite des pays allemands et français ; la plupart de ses poètes sont, nous l'avons vu, originaires de la Champagne, de la Picardie et de la Flandre ; le clerc Nivard est lui aussi natif de la Flandre. Dans cette région naturellement assez neutre les idées, les traditions, la langue de l'un et de l'autre peuple étaient en frottement continuel. Il n'est par suite point étonnant que certains noms propres d'animaux aient passé sous une forme germanique dans des poèmes français. Leur existence n'implique nullement celle d'une épopée définitivement établie. Pour des raisons à tout le moins indépendantes des contes d'animaux, il était d'un usage constant dans cette région de donner au loup le nom d'Isengrin et au goupil celui de Renart ou un autre approchant. L'anecdote si souvent citée de Guibert de Nogent nous le prouve d'une façon assez péremptoire : Comment ces noms étaient-ils attribués à ces animaux ? Rien dans leur étymologie ne nous l'apprend, mais nous savons qu'il n'est pas rare que des bêtes portent des noms d'hommes. L'âne et quelquefois l'ours ne sont-ils pas désignés chez nous sous le nom de Martin ? En Russie, le coq, l'ours et le chat ont des noms spéciaux. Ces appellations diverses, et dont il serait facile de multiplier les exemples, ont leurs causes soit dans des ressemblances fortuites de mots déjà existants, soit dans des interprétations et des étymologies populaires. Elles naissent, vivent et disparaissent comme tous les mots qui s'usent à la longue. Celles de Renart et d'Isengrin, probablement propres à une étendue restreinte de pays, n'ont dû d'être connues de nous qu'à la rare fortune qu'elles ont eue de figurer dans des poèmes d'une éclatante popularité. »18

    En tout cas, c'est sous l'influence du Roman de Renart, que, ce qu'on appelait alors le goupil (du lat. vulpiculus, diminutif de vulpes, « renard ») prendra le nom de renard en français. En moyen-néerlandais, on disait reinardiie pour « ruse ».

    Selon l'érudit Lucien Foulet19, la composition du cycle de Renart s’échelonne de 1174 à 1250. Vingt-huit auteurs indépendants y ont collaboré, dont seulement trois ont tenu à nous transmettre leur nom (Pierre de Saint-Cloud, Richard de Lison, « le prêtre de la Croix-en-Brie »). Ces écrivains ont réalisé une œuvre maîtresse, et à succès, et qui continuera d'être utilisé comme source encore longtemps : Rutebeuf écrivit un Renart le bestourné (à l'envers) et un dit De Brichemer (qui désignait le cerf), et Jacquemart Giélée de Lille un Renart le Nouvel (vers 1288). Le Couronnement de Renart date de la seconde moitié du XIIIe siècle. Maurice Delbouille20, identifie son auteur par sa langue, « marquée fortement de particularités dialectales picardes et wallonnes », à un clerc vivant à la Cour du Comte de Namur. Le Couronnement de Renart par l'âpreté de son ton, la violence de ses mises en cause, paraît comme détaché du Roman de Renart proprement dit bien qu'il lui doive beaucoup. Le Roman de Renart déjà dénonce les injustices, transgresse la religion, et les œuvres les plus tardives de Rutebeuf, ou l'anonyme Renart le Contrefait (1319-1342), accentuent encore la satire.

    La matière première retourne ensuite en pays germanique un peu plus tard. En Allemagne, Heinrich (connu comme « l'hypocrite », der Glîchezære, en hochdeutsch der Gleißner) originaire d'Alsace, a écrit à la fin du XIIe siècle, en moyen-haut-allemand Reinhart Fuchs. Ce texte a été repris comme source dans Reynke de vos, la plus importante épopée en bas-allemand, imprimé à Lübeck en 1498, puis par Goethe dans Reineke Fuchs (1794).

    Aux Pays-Bas, Ysengrimus est repris par le flamand Willem, du XIIIe siècle sous le titre Van den vos Reynaerde, imprimé en vers la fin du XVe siècle par Gerard Leeu, avec le titre Historie van reynaert die vos, et de là traduite et imprimée en anglais en 1481 par William Caxton sous le titre The History of Reynard the Fox.

    « Les districts frontaliers de la Flandre semblent mériter le crédit d'origine de l'épopée bestiale de Renart. La Picardie, la Normandie orientale, et l’Île-de-France ont été particulièrement riche dans le fabliau. La Champagne a été le foyer propre de la poésie lyrique légère, alors que presque toute la France du Nord a une part dans les Chansons de Gestes ; de nombreux districts, comme la Lorraine et le Cambrésis, ayant une geste spéciale qui leur est propre.21

     

    Retour aux évènements historiques. Après Hugues Capet, se succède les rois, avec leurs victoires et leurs défaites. Puis vient Philippe II de France qui fait la conquête en 3 ans (entre 1202 et 1205) de la Normandie, du Maine, de l'Anjou, de la Touraine, du Nord du Poitou et de la Saintonge sur Jean sans Terre. En 1214, la victoire de Bouvines sur l'empereur du Saint-Empire et le comte de Flandre (alliés au souverain anglais) fait de Philippe Auguste le seigneur le plus puissant de tout le royaume et peut-être même d'Europe. Il devient Philippe Auguste, « digne de respect et imposant ».

     

    fichier : Conquetes_Philippe_Auguste.jpg

     

    Durant le même XIIe siècle, apparaît la littérature courtoise, le culte de l'amour unique, parfait. Ce sont encore les Normands qui s'y illustre en produisant, sur une trame celtique, les premières rédactions qui nous sont conservées, comme pour la plupart des Romans de la Table ronde (les lais de Marie de France). Cependant c'est le champenois Chrétien de Troyes qui est considéré comme le premier romancier de la littérature française. Dans le prologue du Conte du Graal, il indique être au service de Philippe d'Alsace, comte de Flandre et soupirant de Marie de Champagne.

    La plupart des manuscrits de ces œuvres sont en scripta picarde, ce qui prouve que l'activité littéraire était bien plus importante dans l'aire picarde que dans les aires dialectales d'oïl, tout au moins sur le continent (les œuvres en anglo-normandes nous sont également parvenues en grand nombre) :

    • Lancelot ou le Chevalier de la charrette, dont la version en prose est souvent picarde.

    • Perceval ou le Conte du Graal est le cinquième roman de Chrétien de Troyes, resté inachevé, écrit vers 1181, il est dédié au protecteur de Chrétien, le comte de Flandre Philippe. C'est le premier texte où il est fait mention du Saint Graal. Sa première continuation, et plus sûrement sa deuxième continuation, seraient de Wauchier (ou Wauqier) de Denain, moine flamand du XIIIe s. attaché sans doute à la bibliothèque de Notre-Dame de la Salle-le-Comte (Valenciennes). On connaît ensuite deux autres continuations simultanées, dont une de Gerbert de Montreuil, du Nord de la France (également auteur de Li romans de la violete). L'étymologie de Perlesvaux, autre héros du récit, serait « perd le val ». Si Perceval a été compris de même, ce serait une forme picarde : per(d)ce val au lieu de per(d) le val.

    • Yvain ou le Chevalier au lion, qu'on a attribué faussement à Wace.

    • Erec et Enide et Cligès sont connues aussi par quelques manuscrits en scripta picarde.

    • Guillaume d'Angleterre (mais un doute subsiste sur son auteur, Chrétien, qui serait peut-être picard).

     

    Le Roman de Renart, des XIIe et XIIIe siècles, est donc originaire des districts frontaliers de la Flandre, ainsi que la chantefable Aucassin et Nicolette, de la deuxième moitié du XIIe siècle, petit roman écrit en dialecte picard, dans le Hainaut, alternativement en prose et en vers.

     

    « Ce fu el tans d'esté, el mois de mai, que li jor sont caut, lonc et cler, et les nuis coies (douces) et series (sereines). Nicholete jut (juchait) une nuict en son lit, si vit la lune luire cler par une fenestre, et si oï le lorseilnol (rossignol) canter en garding, se li sovint (ressouvint) d'Aucasins son ami qu'èle tant amoit... Ele avoit les caviaus blons et menus (fin), recercelés (crespelés), et les ex vairs et rians, et le face traitice (attrayante), et le nés haut et bien assis, et les levrètes vermelettes plus que n'est cerise ne rose el tans d'esté, et les dens blans et menus ; et avoit les mameletes dures qui li souslevoient sa vesteure ausi com ce fuissent dex nois gauges (deux jeunes cerneaux) ; et estoit graille (taille) parmi les flans, qu'en vos dex mains le peusciés enclorre ; et les flors des margerites, qu'ele ronpoit as ortex de ses piés, qui li gissoient (gisaient) sor le menuisse (menuise, coup du pied) du pié par deseure, estoient droites (biens) noires avers ses piés et ses ganbes, tant par estoit blance la mescinete... »22

     

    Marie de France est une poétesse du Moyen Âge qui vécut pendant la seconde moitié du XIIe siècle, en France et surtout en Angleterre. Marie de France est née en 1154 et est morte en 1189, elle fut probablement originaire d’Ile-de-France ou de Normandie (seuls Chabaille et Léopold Constans affirment qu’elle fut née à Compiègne), de plus tout porte à croire qu’elle fut liée à la cour d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine. La plus plausible identification est proposée par Sir John Fox, qui la voit comme la fille naturelle de Godefroy d’Anjou (père d’Henri II), elle serait alors la demi-sœur illégitime d'Henri II. Marie de France serait devenue abbesse d’un monastère, de Shaftesbury (ou peut-être celui de Reading) en 1181 ou quelques années auparavant. Ses fables adaptées d'Ésope furent lues et imitées du XIIe au XVIIIe siècles. Le romantisme au XIXe siècle redécouvrit ses lais, contes en vers rédigés en ancien français dans la scripta anglo-normande. Marie de France appartient à la génération des auteurs qui illustrèrent l'amour courtois en littérature, entre autres par l'adaptation des légendes orales bretonnes ou matière de Bretagne. Elle est la première femme à avoir écrit des poèmes en français.

    Un Évangiles aux femmes est connu par diverses scriptae picardes, on a longtemps discuté (notamment Ed. Mall) à savoir s'il était de Marie de Compiègne et si cette Marie de Compiègne pouvait être Marie de France. Selon Le Clerc (1856), le texte est de Jean Durpain, moine de Vaucelles. En effet, le ms. n° 1553 de la Bibliothèque Nationale, de loin le plus intéressant et le plus complet des quatre que nous possédons est aussi le plus ancien, puisque datant du XIIIe siècle. Il a des traits picards marqués et il semble que les autres manuscrits en soient copiés.

     

    L'EUVANGILLE AUS FEMES

     

    I. Quiconques velt mener pure et saintisme vie

    Femes aimt et les croie et du tout s'i afie :

    [Aime les femmes et les croie, et se fie à elles absolument]

    Car par eles sera s'âme saintefie ;

    Ausi certains en soit com cho qui est n'est mie,

     

    II. Lor consaus [conseils] est tant dous, et tant vrais et tant piex ;

    Ki l'ot [eut], se bien i pense, plus li est douz que miex [miel] :

    Meres sont par pitié, gens traient de paroles [péril],

    Aussi com jou di voir lor ait Dame Diex.

     

    III. Onques nul bien n'ama qui les femes n'ot chier ;

    Lor vertuz et lor graces font a esmerveillier :

    Car on les puet aussi reprendre et castoier [châtier],

    Com on porroit la mer d'un tamis espusier,

     

    IV. Quiconques trueve en feme discretion ne bien,

    Sache bien sanz dotance ce n'est mie do sien :

    Mes s'ele se fet sage, humble et de douz maintien,

    Soutinement velt dire « Biax amis, cha revien. »

     

    V. Voies kome puet estre aaise, seine et lie,

    Quant feme l'a en cure, et ele le castie.

    Come brebis samble humble, c'est cam lions hardie ;

    Bien doit estre apelee « J'ai a non Fausifie. »

     

    VI. Homs que feme a en cure, comment aurait mesaise ?

    C'est une medechine qui de tos max apaise ;

    L'en i puet aussi estre asseür et aaise,

    Come plain poing d'estoupes en une ardent fournaise.

     

    VII. Quoi qu'on die de feme, c'est une grant merveille :

    De bien fere et de dire, cascune s'apareille,

    Et ausi sagement se pourvoit et conseille

    Com fet li pavelons [papillon] qui s'art [se brûle] à la candelle.

     

    VIII. Quel li feme est en lut, cho set ou PORROIT nus ;

    [Quelle femme est avec lui, nul ne sait ni ne pourrait savoir]

    Ne chou n'est biens apers [bonnes qualités], ne cho n'est max [maux] repus.

    Humle semble com cendre, la ou gist ardanz fus ;

    Qui plus s'i asseüre, c'est li plus tos perdus.

     

    IX. Qui trop se fie en feme, bien a el cuer la rage,

    Se pais et sen preu het [haït], et aime san damage ;

    Et quant plus li semble humble et cremeteuse [craintive] et sage,

    Dont la croi atretant [autant] com le cat au fromage.

     

    X. Molt a de bien [qualités] en feme, mes il est mult repus [caché],

    Qu'a paines percevoir le puet ou porroit nus ;

    Lor fienche [foi] resamble la meson Dedalus [Dédale] :

    Puis c'om est [enz] entre[z], si n'en puet issir [sortir] nus.

     

    XI. Sor tote riens, est feme de muable talent ;

    Par nature velt faire cho c'om plus li deffent.

    Un pense, autre dit ; or velt, or se repent ;

    En son propos est ferme, com est fumee a vent.

     

    XII. N'est pas drois ne raisons c'om [pour] de feme mesdie [médire] :

    Sages sont et seüres, plaines de cortoisie ;

    Et quoi c'om die d'eles, faus est qui ne s'i fie,

    Com li paistres dou leu qui se bieste a mengie.

     

    XIII. Homs, plus que riens, doit feme servir et honorer :

    Discretes sont et femes seüres en parler ;

    Tant fait douç et seür entre eles converser,

    Comme ferait descauç [pieds nus] par un [grant] feu aler.

     

    XIV. Compaignie est sainte de feme et honeste.

    Nus n'i porroit sentir grievance ne moleste.

    Si seür fet entre eles mener et joie et feste,

    Si l'on estoit en mer sans mast et grant tempeste.

     

    XV. Je voi trois biens en feme qui molt sont a loer.

    Humles sont et estables [stables], et seüres en parler.

    De riens que on lor die, ne se puet nus douter,

    Nient plus que s'il estoit en un panier en mer.

     

    XVI. Savoir talent [désir] de feme ne coment se puet faindre.

    Cho ne puet bouche dire, cuer penser ne ataindre.

    Puisqu'ele velt le cose, nus ne le puet destraindre [retenir]

    Nient plus com on porroit un blanc drap en noir teindre.

     

    XVII. C'est merveille de feme, onques tele ne fu [jamais il n'y a rien de tel] ;

    D'aemplir son talent, adies [sans cesse] a l'arc tendu.

    Qui le miex en cuide [croit] estre souvent, a tot perdu ;

    Ne s'en set-on warder, sont mal por bien rendu.

     

    XVIII. Bien se doit on warder que on feme ne mueve [s'exite] ;

    Volenters se coureche [courrouce], quand ne set li contrueve [répondre].

    Mult est fols qui les aime, qui ne va a l'espreuve ;

    Ce fust cil qui seüst, le vies [vieil] lor et le nueve [neuf].

     

    XIX. N'est sages ni cortois, qui de feme mesdit :

    Car toute loiaute en eles maint [se maintien] et gist.

    Je ne les mesquerroie [doute] por rien c'om me desist

    Nient plus que un grant fu men doit que rarsist [brûlât].

     

    XX. Se feme set [sait] d'un home [d'autrui] honte ni encombriez,

    De par li desconus soit, ne l'estuet soignier [inquitier] ;

    Ausi seürement se puet sor cho fyer,

    Com aler a eschaces par deseure un clokier.

     

    XXI. Se honte ne un blasme d'autrui voelle savoit,

    Sachies par verité por nient s'en douteroit :

    Car ausi volentiers por voir le celeroit [cacherait],

    Com nus cos [coq] en un vivier pesquier rocel [rousseau] iroit.

     

    XXII. Feme est en loiaute et en douçor sovraine :

    Car tous chiax qui le croient, a sainte fin amaine [amène],

    Ne cose ne diroit dont autres eüst paine,

    Pour autant de fin or com a de keue raine.

    [Pour autant d'or fin qu'il n'y a de queue dans une raine]

     

    XXIII. Molt est feme cortoise et done boins consaus ;

    Pour pianche [expiation] celer, ne set nule ame teus ;

    Et a tort et a droit, est a tos homes seus

    C'a tant de loiauté hon pius [homme pieux], ne kiens ne lex [loups].

     

    XXIV. Feme est blance devant et deriere si point ;

    Par ses blances paroles, l'ome alouage et oint,

    Qui le croit fait savoir......................................

    ....................................si que kien fait a l'oint.

     

    XXV. Feme est uns anemis qui fait en petit d'eure ;

    Sont trestous uns païs une comte pleure [chantepleure] ;

    Venim [venin] a ens el cuer, miel mostre par deseure :

    Ne li aït [aider] ja Diex, au besoins, ne sekeure.

     

    XXVI. Feme est come goupille, preste adies a dechoivre [tromper] ;

    Autretant puet de cols come une ourse rechoivre ;

    De la mort Jhesu Crist chiax qui l'aiment desoivre ;

    Del dyable est plus tant pire, coin est venins de poivre [pieuvre].

     

    VXVII. En quelconques maniere que feme s'aparelle,

    Le doit-on honorer, ce n'est mie mervelle :

    Car en feme ne sai nule cose paraille ;

    A bien faire se doit, et au mal ovrer velle.

     

    XXVIII. Feme ensaigne, tot dis et norist et adrece [redresse] ;

    Par li va-on a Diu (car chou est li adrece,)

    Ensi com longement [longtemps] poissons en sequereche

    Puet vivre sans iave [eau], li envoit Dex leece [liesse] !

     

    XXIX. Molt a de bien en feme de preu et d'onesté ;

    Sages sont, et entieres et plaines de bonté.

    Com peut tout ausi bien tenir lor amisté,

    Com on porroit garder un glachon en esté.

     

    XXX. Quiconques voit en feme joliveté ne fieste,

    Bien peut estre asseür, c'est signal de tempeste :

    N'a en li de seurté, ne qu'il a en la bieste

    Qui point [pique] devers la keue et blandist [caresse] de la teste.

     

    XXXI. Ils sont aucunes [d'aucunes] gent qui s'en plaignent à tort ;

    Mais par Diu, il me samble que il ont trop grant tort :

    Car on y treuve autant d'aïde et de confort,

    Que on fait el serpent qui en traïson mort.

     

    XXXII. S'on a fiance [confiance] en feme, ce n'est une mervelle,

    De grant loiauté sont, nul ne set sa parelle.

    Ausi coye se taist de ce qu'on lui conselle,

    Com cil qui va trucant [secouant] le ven [van] et la corbelle.

     

    XXXIII. Par vérité vous di que nus hom ne s'avanche

    De maise [mauvaise] feme anter [hanter], ne de lor acointance :

    Car, le fin, en a-on grant honte et mesquiance [mes-chance].

    Jamais ne SOIENT amées, ains lor renoi [refuse] creance.

    Chi define li euvangilles des femes.23

     

     

    En conclusion d'une étude sur le Miracle de l'Enfant ressuscité, l'auteur, Graham A. Runnalls, admets que le dialecte est d'origine parisienne avec quelques traits picards. « La langue est une variété de francien, où se mêlent pourtant quelques traits non franciens : biau ; iee > ie ; -gae : -aige ; vo ; my ; venra ; mettera ; sarez. Presque tous ces traits proviennent du Nord-Est de la France, surtout du picard (mais on trouve la plupart de ces traits dans la langue de Rutebeuf, qui écrivait à Paris au treizième siècle). Mais il faut constater qu'on ne relève aucun exemple des traits les plus caractéristiques du picard, tels que l'articulation vélaire de /k/ et de /g/ devant /a, e, i gallo-romans ; /k/ + /e, i/ latins > /tš/ ; le /w/ des emprunts germaniques, etc. Le dialecte parisien, tel qu'on le voit dans le Miracle de l'Enfant Ressuscité, était donc le francien 'contaminé' de quelques petits traits picards. Cet état de choses était sans doute dû au contact, surtout commercial, entre Paris et le Nord-Est, qui étaient les deux régions industrielles les plus importantes de la France. Le miracle reflète ce contact, non seulement dans sa langue, mais aussi dans l'origine de sa source (Laon) et dans les nombreuses allusions topographiques (par exemple : Flandres ; le Dan).

    « Cette étude du texte démontre clairement que le français du XIVe siècle se trouvait dans une période de transition ».24

     

    Aux XIVe-XVe siècle, le dialecte de l'Île-de-France se renforce face au dialecte picard, duquel veut se différencier ce premier. Un travail de correction de la prononciation est mis en œuvre, de façon inconsciente. La dialecte anglo-normand opéra la même manœuvre face au dialecte normand, alors que lui-même fit de même en se rapprochant de la langue d'oïl du centre de la France.

    Cependant on pourra encore trouver de plus en plus rarement des exemples de la langue picarde. Il en va ainsi de la pièce LXIV (Bib. nat. ms. fr. 1719. f° 178 v/o), une Sotte ballade picarde. Le manuscrit 1719 paraît remonter à la fin du XVe siècle et comprend 182 feuillets. Il a été exécuté par différentes mains.

    « Arrivons aux sottes ballades et sottes chansons proprement dites, et qui sont représentées dans le recueil par les n°s VIII, LVII, LXII, LXIV, LXVIII, LXIX (cf. p. LXXX et aussi p. CXXI). Les sottes chansons étaient très populaires dans le Nord de la France au commencement du quinzième siècle. La plupart de celles que nous connaissons ont été couronnées à Valenciennes, à Douai, à Arras. Amiens et Beauvais avaient aussi leurs concours. Quelques-unes ont été publiées par Hécart sous le titre Serventois et sottes chansons (Valenciennes 1827). L'une des chansons couronnées à Valenciennes avait pour auteur Jehans Baillehaus. D'autres, plus anciennes, figurent au feuillet d'un manuscrit qui était en possession de M. Gaston Paris. Ce feuillet provient des archives du chapitre de Beauvais et a été trouvé à Thérines, canton de Songeons (Oise). Ces pièces remontent au quatorzième siècle et la publication en a été préparée par MM. G. Paris et A. Thomas. »25 La voici :

    Hemy, compains, comment amours s'aplicque !

    Eiz en men ceur, qui de trop bucquier locque,

    C'est pour Cuaignon, qui n'est belle ne fricque,

    Ains est bochue, et des deux jambes clocque.

    J'en suy sy prins que ne sçay que je face.

    Quant je raouet sa reguignye face,

    Et je rouarde la trappaude enfroignie,

    Elle me saime sy très fort engaignye,

    Qu'é toudys paour qu'elle me queure seure.

    Pour cheu me fault, pour eschever meslee,

    Froyer son trau, qui est plus noir que meure.

     

    [L]ors je luy tappe, inte le tambrelicque,

    Ens le poictron men amoureuse brocque.

    Mais de tout cheu elle me fait le nique,

    Cuydans toudis que d'elle je my mocque.

    Lors je suis suer et elle my racache

    De son brodier qui sant orde fumache.

    Puis, quant elle est de me queue esmoucquiee,

    Se panche sent le trippe rescauffee,

    Et dit : « Compains, que je monte desseure ! »

    Ainsi me fault comme s'est desrenee

    Froyer son treu qui est plus noir que meure.

     

    Puis quant (el) voit que sy fort li berlique,

    Et nos brodiers sonnent hault comme clocque,

    Elle my donne ung morcel de flammicque

    Et de bodin, qui est deles chy pocque,

    Et dyt : « Mygnen, je sens en me crevache

    Qui le fauldra reffaire cop à cache. »

    Puis me rassault celle vielle enfum...ie

    Et me brandist sur ce panche pe...

    Disant : « Compains, tappes en a ceste he[ure] ! »

    Donq suis contrains, comme cose juree,

    Froyer son trau qui est plus noir [que meure.]

     

    Prinche, tant fut che grant lai...

    Chen bruar bouatier de me clocqu[e]......

    Qu'elle me dist : « Compains, Dieu te s[equeure] !

    « Se tez hitiez, revyens la matinee

    « Froyer sen trau qui est plus noir [que meure]. »

    [Prinche paillart, quant j'eubz ainsi macq......

    De chen wrancel une grande gueullee

    Je desmygnyay sur cen groing tau en l'eure,

    Et se juray que n'iroie de l'annee

    Froyer son treu qui est plus noir que meure.]26

     

     

    Autre grande tradition, les premières chroniques historiques en langue vulgaire, qui nous sont dues à Jean de Joinville de Champagne (retraçant la vie de saint Louis). Mais la traditions des chroniqueurs des Ducs de Bourgogne est également foisonnante.

    Le roi de France Jean II le Bon crée un nouvel apanage ducal bourguignon pour son fils préféré, Philippe le Hardi (1364-1404), qui reçut en 1363 le duché de Bourgogne en fief et devient le premier duc de la dynastie des Valois (le comté de Valois est maintenant un territoire à cheval entre l'Oise et l'Aisne). En 1369, il épousa à Gand la fille du comte de Flandre, Marguerite III, riche héritière présomptive des comtés de Flandre, d'Artois, de Rethel, de Nevers et du comté de Bourgogne et veuve du précédent duc de Bourgogne Philippe Ier décédé sans descendance à l'âge de 15 ans. Ils résideront à Dijon, capitale du duché de Bourgogne. Il établit à Lille sa Cambre du Conseil, composé d'une Cour de justice et d'une Cour des finances. La Cour de justice est transférée à Audenarde en 1405 puis à Gand.

    Toute la politique des ducs de Bourgogne consista ensuite à essayer de s'emparer des régions situées entre la Bourgogne et la Flandre et d'en faire un État entre la France et le Saint-Empire. Ils procédèrent par mariage, héritage ou achat (Jean sans Peur et Philippe le Bon) ou conquête (Charles le Téméraire).

    Jean sans Peur (1371-1419) résidera également principalement à Dijon, il prend possession des comtés de Flandre, d'Artois et de Bourgogne en 1406.

    Philippe le Bon (1396-1467) passe certainement son enfance au Château de Rouvres à côté de Dijon, puis à Paris où il passa quelque temps à la cour, mais c'est au Prinsenhof de Gand qu'il passa l'essentiel de sa jeunesse. Il se familiarisera aux mœurs et à la langue de ses sujets Thiois, et il avait d'ailleurs des précepteurs flamands. A quinze ans, son père lui donna le gouvernement de la Flandre et de l'Artois. Ces possessions, réunies avec les autres possessions bourguignonnes du Nord forment désormais les Pays-Bas bourguignons (à partir de 1430), même si d'autres États viendront les agrandir. Ses résidences sont à Bruges, Gand, Dijon, Bruxelles, Lille. Cette dernière cité s'endettera pour aider les finances ducales. Mais en contrepartie, il participera par trois fois à la fête de l’Épinette, qui s'y déroule, ce qui ne manquera pas d'y apporter une population heureuse de s'y égayer. Il fonde l'Ordre de la Toison d'Or à Bruges en 1429, et fêtera le deuxième (1431, durant lequel on en établit les statuts) et le cinquième (1436) chapitre à Lille, il construit le Palais Rihour (de 1453 à 1467) et organise le mémorable Banquet du Vœu du Faisan (1454) où il s'engage notamment à partir en croisade pour reprendre Constantinople, ce qu'il ne fera pas.

    Philippe III de Bourgogne est désormais le plus puissant prince de la chrétienté et le duché de Bourgogne au faîte de sa puissance. On peut même parler d'Etat bourguignon. Mais le roi de France, Louis XI, était fort inquiet de la montée de la puissance bourguignonne. Il noua de nombreuses intrigues contre Charles le Téméraire, qui hérite en 1467 du duché de Bourgogne et de tous les titres et fiefs burgundo-flamands de son père, devenant ainsi le nouveau souverain de l'Etat bourguignon. Elevé aux Pays-Bas bourguignons, il prend possession des Pays-bas bourguignon en 1467. Il est l'arrière-grand-père de l'empereur romain-germanique et roi d'Espagne Charles Quint et le père de la duchesse Marie de Bourgogne (1457-1482), qui, à la mort du Téméraire en 1477, alliera un État bourguignon en grand danger d'être conquis par Louis XI, à la maison des Habsbourg d'Autriche.

    Tapisserie, draperie (lin notamment), teinturerie (guède pour le bleu, garance pour le rouge et gaude pour le jaune) font la richesse de Lille et de toutes le villes des Pays-Bas. Les riches drapiers sont aussi les membre de l'échevinat : mayeur, échevin, rewart...

    À la mort de Charles, dernier duc de Valois-Bourgogne, le roi Louis XI, enfin débarrassé de son puissant rival, s'empare de la Picardie, du comté de Boulogne et surtout du duché de Bourgogne, une annexion confirmée quelques années plus tard par un nouveau traité d'Arras, celui du 23 décembre 1482.

     

    Adenet le Roi (né vers 1240 dans le Brabant et mort vers 1300) fut au service de Guy de Dampierre à partir de 1268. Il fut attaché à la cour des ducs de Flandre et de Brabant, puis à celle de Philippe le Hardi, roi de France. Il est auteur de trois chansons de geste en laisses d'alexandrins, et d'un roman de chevalerie en vers :

    Bueves de Commarchis (Beuve de Commarchis) est une chanson de geste appartenant au cycle dit "de Guillaume d'Orange", et la réécriture d'une chanson plus ancienne.

    L'Enfance d'Ogier le Danois (1270), est également une chanson de geste, reprenant la première partie de La Chevalerie Ogier de Danemarche et narrant les exploits de jeunesse d'Ogier le Danois.

    Li roumans de Berte aus grans piés ; autre chanson de geste relatant l'histoire légendaire de Bertrade de Laon, chassée de la cour du roi Pépin le Bref, son époux, par les ruses d'une usurpatrice.

    Cléomadès, mis en prose par Philippe Camus et plusieurs fois imprimé. Il s'agit d'un roman de chevalerie, rédigé en vers octosyllabiques à rimes plates.

    Ces textes ne contiennent cependant peu de traits picards. Ils sont la plupart du temps était corrigés par les premiers chercheurs. Cependant dans son étude des textes de ce ménestrel, Fritz Abée27 conclut qu'Adenet semble avoir voulu écrire dans le dialecte de l'Île-de-France, mais qu'on peut noter un grand nombre d'influences du à la langue du Nord.

     

    Tandis que la guerre de Cent Ans (1337-1453) est racontée par Jean Froissart (Valenciennes, dans le comté de Hainaut, 1337-1410 ?) dans deux livres appelés Chroniques. Il prépara son ouvrage en Angleterre alors qu'il était secrétaire, durant huit ans, de la fille du comte de Hainaut, Philippa, qui épousa Edouard III, fils de Jean sans Terre, en 1328. Pour sa Chroniques, il parcourra tous l'occident : l'Angleterre, l'Écosse, le Pays de Galles, la France, la Flandre et l'Espagne, mais aussi Rome et le Béarn, c'est ce qui explique son français policé, presque sans trace de picardismes.

     

    « Affin que li grant fait d’armes qui par les guerres de Franche et d’Engleterre sont avenu, soient notablement registré et mis en memore perpetuel par quoy li bon y puissent prendre exemple, je me voeil en sonniier (soin) dou mettre en prose. Voirs est que messires Jehans li Biaux, jadis canonnes de Saint Lambiert de Liege, en croniza (chroniqua) a son temps auqune cose. Or ay je che livre et ceste histoire augmenté par juste enqueste que j’en ay fait en travillant par le monde et en demandant as vaillans hommes, chevaliers et escuyers qui les ont aidiés a acroistre, le verité des avenues. Et ossi a aucuns rois d’armes et leurs mareschaus, tant en Franche comme en Engleterre ou j’ay travillié apriés yaux pour avoir la verité de la matere, car par droit tels gens sont juste imquisiteur et raporteur des besoingnes et croy que pour leur honneur il n’en oseroient mentir. Et sour ce je ay ce livre fait, dictet et ordonnet parmy l’ayde de Dieu premierement et le relation des dessus dis sans coulourer l’un plus que l’autre, mes li bien fais dou bon, dou quel costet qu’il soit, y est plainnement ramenteus (rappellés) et cogneus si comme vous trouverés en lisant.

    « Et pour ce que ou temps ad venir on sace de verité qui ce livre mist sus, on m’apelle sire Jehan Froissart, prestre net (né) de le ville de Vallenchiennes, qui mout (mû) de paine et de traveil en euch (cela) em pluiseurs mannierres ainchois (avant) que je l’euisse compillé ne acompli, tant que de le labeur de ma teste et de l’exil de mon corps. Mais touttes coses se font et acomplissent par plaisance et le bonne dilligence que on y a.

    « Ensi comme il apparra avant en cet livre car vous y trouverés otant de grans fais d’armes, de mervilleuses avenues, de durs rencontres, de grandes bataillez et de touttes autres cosez sus cel estat qui se dependent de membres, d’armes et de proeche (prouesse) que de nulle histoire dont on puist lire, tant soit vielle ne nouvelle. Et ce doient desirer par droit a oyr tout jone gentilhommez qui se desirent a avanchier. »28

     

    On relève cependant chez Froissart plus de quatre-vingts régionalismes du Nord et du Nord-Est, dont la très grande majorité sont des picardismes et/ou des wallonismes : l’adjectif able et son adverbe ablement, les adjectifs bouseré, glout, les noms cor, grigne, horion, taion, les verbes ajamber, busiier, soi esclemir, rastenir, la locution rendre estire a, ainsi que les sens, estançonner « rester stable », reprendre « raconter » et traveillier « voyager ».

     

    Du XIIe siècle, on ne retrouve aucun texte écrit en Île-de-France. Et, nous dit Henriette Walter, « on peut supposer que l'on devait parler picard, normand ou orléanais jusqu'au portes de Paris, et peut-être même dans les rues de Paris. »29

    Ce n'est qu'au XIIIe siècle qu'on peut vraiment identifier des textes français (c'est-à-dire de l'Île-de-France), comme le Roman de la Rose, écrit au début du XIIIe siècle par Guillaume de Lorris et Jean de Meung, tout les deux du Centre de la France). C'est également à cet époque que ce font connaître les poètes parisiens Rutebeuf (avant 1230-mort v. 1285) et plus tard François Villon (1431-1463 ?).

     

    La poésie lyrique médiévale est également redevable de la poésie latine tardive qui continuera son évolution en parallèle, avec des poètes tels que Venance Fortunat ou le mouvement des Goliards du XIIIe siècle.

    La communication des deux traditions littéraires, méridionale et septentrionale, fut facilitée et approfondie par les Croisades. Nombre de trouvères, tels le Châtelain de Coucy and Conon de Béthune, y ont pris part. La poésie lyrique des trouvères se distinguait cependant de celle des troubadours. Les trouvères ne cultivaient pas le trobar cloz, le métaphore obscur. Leur poèmes portent aussi la marque des goliards. Elle est souvent satirique et embourgeoisée comme dans le cas de Colin Muset qui cultive les plaisirs de la bonne vie. Même si l'amour courtois reste un thème de prédilection, et que beaucoup de trouvères soient des nobles, comme p. ex. Gace Brulé ou Thibaut de Champagne, roi de Navarre, ou travaillent pour des mécènes nobles des cours de la France du Nord, beaucoup d'autres ont trouvé des patrons dans les classes moyennes des villes. Un grande partie des trouvères du XIIIe siècle dont les poèmes nous sont parvenus, ont appartenus à une confrérie de poètes de la ville d'Arras (cf. les Meistersänger en Allemagne). Adam de la Halle, dit le Bossu, fut d'Arras. Il écrivit également des pièces de théâtre, Le jeu de la feuillée et Le jeu de Robin et Marion. Un autre trouvère des plus connus, Rutebeuf, fut Parisien. Lui aussi travailla dans plusieurs genres : théâtre, Le miracle de Théophile, roman, Renart le Bestourné, fabliaux, poèmes aux tons graves et sincères, tirant leurs thèmes de sa vie personnelle, les dits et complaintes.30

     

    La langue écrite picarde, complètement formés au XIIIe siècle, est alors prestigieuse et conserve ses particularités là où le normand adopte de plus en plus les formes franciennes, pour ne presque plus s'en différencier aux XIVe-XVe siècles. En effet, la langue qui compte diplomatiquement est maintenant le français et c'est lui de plus en plus qui s'impose sur l'île de Bretagne.

    De plus, Jacques Allières signale que c'est le picard et l'anglo-normand qui « servirent de véhicule à une littérature riche, les autres [dialectes] se manifestent surtout dans les écrits d'oïl soit comme reflets de l'origine dialectale de l'auteur, soit comme des formes introduites dans les copies par des scribes régionaux, soit enfin comme des variantes libres. »31 Le normand n'avait donc pas développer une culture aussi forte que le picard.

    De plus, le fait que la ligne Joret coupe le dialecte normand en deux, a peut-être aussi favoriser son rapprochement avec le francien, la variante normande méridional ne se différenciant pas autant que la variante septentrional, alors que le picard était plus homogène sur son aire de diffusion.

    Ainsi la faiblesse économiques des villes du Nord, qui va s'intensifiant, va profiter au dialecte central et progressivement, entre le XIIIe et le XVIe siècles, la langue de la cour royale et de la région parisienne devient dominante à l'écrit.

    Cependant le XIVe siècle connaît encore quelques grands auteurs.

    Citons Jean d'Arras, et sa Mélusine ou la noble histoire des Lusignan. Il n'est cependant imprimé, en français, qu'en août 1478 à Genève par Adam Steinschaber. C'est le premier livre illustré imprimé en français, avec le Miroir de rédemption de l’humain lignage. L'histoire fantastique raconte comment un seigneur Raimondin de Poitiers, ancêtre des Lusignan, épousa une femme nommée Mélusine (mater lucina, autre nom de Junon, déesse de lumière, Mère Lusigne (la mère des Lusignans), divinité celte protectrice de la Font-de-Sé (fontaine de la soif, Lyké des grecs, Mélugina des Ligures ou Milouziena des Scythes ?). Le Seigneur Raimondin s'obligea, à la demande de sa promise, à ne pas la voir le samedi, mais emporté par la curiosité, « en ceste partie nous dist l'istoire que tant vira et ravira Raimondin, qu'il fist un pertuys en l'uys, de la pointe de son espée, par quoy il peut adviser tout ce qui estoit dedens la chambre, et vit Melusine qui estoit en la cuve jusques au nombril en signe de femme, et peignoit ses cheveulx ; et du nombril en bas en signe de la queue d'une serpente grosse comme une quaque à harenc, et moult longuement debatoit sa queue en l'eaue, tellement qu'elle la faisoit bondir jusques à la voulte de la chambre. » « Lors la dame, ainsi transmuée en guise de serpent come dit est, fît trois tours environ la fortesse, et à chacune fois qu'elle passoit devant la fenestre , elle jetta ung cri si merveilleux que chacun en plonroit de pitié, et appercevoit-on bien qu'elle se partoit bien enuis du lieu, et que c'estoit par constrainte », mais chaque fois qu'un Lusignan se trouve en danger, elle revient au château, elle apparaît comme messagère de malheur, au sommet de la tour, et pousse des cris avertisseurs. « Et icy se taist Jehan d'Arras de l'istoire de Lusignen. Et vueille Dieu donner aux trespassez sa gloire, et aux vivans force et victoire qu'ils la puissent bien maintenir. »

    La tour de guet de l'ancien château des Lusignan, à Vouvant en Vendée, daté de 1242, se nomme la Tour Mélusine.

    Emile Verhaeren, dans Le chant de l'eau, écrit « Ainsi fait-elle encor / A l'entour de son corps / Même aux mois chauds / Chanter les flots. [...] Et peut-être que Mélusine, / Quand la lune, à minuit, répand comme à foison / Sur les gazons / Ses perles fines, / S'éveille et lentement décroise ses pieds d'or, / Et, suivant que le flot anime sa cadence, / Danse encor / Et danse. » Elle représente donc le guetteur de l'amer ou du beffroi, dont elle devient la patronne.

    Mais écrit à la demande du duc Jean de Berry (frère du roi) et de sa sœur Marie de France, duchesse de Bar, le texte de Jean d'Arras présente pour ainsi dire aucun trait picardisant : signalons la forme écrite Lusignen (et non Lusignan, qui ne peut que se prononcer /lyzigjã/), on y rencontre Geuffroy (pour Goffroy, du germanique Gottfried d'origine), les gayants Guédon et Grimault, et ci-dessus, on remarque les mots uys, pertuys qui sont déjà dialectales et les prononciations espée, eaue mais aussi le singulier chevau (cheval), les verbes adrescher (adresser), drescher (dresser), embrascher (en concurrence avec embrasser), revenchier (en concurrence avec revengier, actuellement revancher), la forme scabelle (pour escabelle), il les viendroit querre (pour il les viendroit quérir)... Cela témoignerait pour une recopie du texte picardisant en français.

    Mais surtout, il a donné lieu à de nombreuses réécritures ou adaptations (déjà au début du XVe siècle par le trouvère Couldrette du Poitou) jusqu'au XIXe siècle, durant lequel la fascination pour le Moyen Age favorise un retour de Mélusine dans la littérature française, et aussi comme emblème de certaines villes du Nord, les Lusignan étant alliés aux ducs de Bourgogne, souverains des Pays-Bas à partir de 1384. Ainsi Bailleul (depuis 1690) et Armentières ont choisis la sirène Mélusine pour assurer la protection de la ville, ainsi que la ville de Hierges, dans la botte givétoise (de tradition wallonne), même si beaucoup d'autres ont choisis un dragon (gardien médiéval de la salle des trésors de Gand, Tournai, Ypres, Béthune) ou un lion (symbole des Flandres pour Douai, Arras, Bergues). Tournai arbore également, mais plus bas, deux sirènes et deux tritons. Les casques des armées des comtes de Luxembourg, et leur descendant, les comtes de Saint-Pol-sur-Ternoise et de Ligny-en-Barrois (en Lorraine).

     

     

    1 La naissance du français, in Le français en Belgique, Duculot, Louvain-la-Neuve, 1997, p.64

    2 Charles Joret, Le C dans les langues romanes, A. Franck, Paris, 1874, p.222.

    3 Le francique rhénan était parlé dans la région autour de Spire, Worms, Lorsch, Mayence, Francfort. C'était la langue maternelle de Charlemagne et certainement de la cour carolingienne. « Par le nombre de locuteurs, par l'étendu de son aire dialectale, par son prestige, et peut-être par la force des vainqueurs, le francique, et surtout, le francique rhénan, langue des rois carolingiens, s'était probablement imposé aux autres dialectes. […] Son influence sur les dialectes de l'allemand supérieur est prouvée » (Franziska Raynaud, Histoire de la langue allemande, Que sais-je ? N°1952, PUF, Paris, 2e édition, 1993, p.32-33) Le haut-allemand, au VIe siècle, connaît la mutation consonantique haut-allemande, et deviendra la langue allemande. Le francique rhénan, ripuarien et mosellan descendent du francique moyen, le néerlandais vient du bas-francique, le Platt (ou Niederdeutsch) descend du bas-saxon.

    4 Au VIIIe siècle, un abbé de Corbie est cité comme ayant une égale connaissance du latin et du teuton (encore en 820, l'empereur Louis le Pieux, fils de Charlemagne, et Saint Adalhard, abbé de Corbie en Picardie fondent le monastère bénédictin de Corvey (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) en le nommant Corbeia nova « nouvelle Corbie »). En 1285, on entendait à Lille le roman et le teuton. Au XIe siècle, Godefroid de Bouillon parle avec la même aisance le roman et le teutonique. Au XIIe siècle, St-Norbert, prêchant dans le Hainaut, parlait tour à tour le teuton et le roman. L'historien de Philippe-le-Bel se félicite d'être arrivé dans un pays où il retrouve sa langue maternelle. La comtesse de Flandre, Jeanne (dite) de Constantinople, a commandé, entre 1238 et 1244, aussi bien une version française qu’une version néerlandaise du roman d’Aiol. Ainsi jusque vers le XIIe-XIIIe siècle, le bilinguisme était de rigueur.

    5 On trouve des îlots germaniques en zone romane, L'Allemand-Rombach (Deutsch-Rumbach) en Alsace, et tiche (uniquement dans la toponymie), veut dire « thiois », donc teuton : Audun-le-Tiche (sert à faire une distinction avec le village homophone d'Audun-le-Roman, au nord-ouest du département de la Moselle), Meix-le-Tige (en wallon Méch-li-Tîxhe, en allemand Deutsch-Meir, en province de Luxembourg, en Belgique, près de Meix-devant-Virton), ou Heure-le-Tiexhe (en wallon Eûr-li-Tchè, en néerlandais Diets-Heur dans le Limbourg Belge) à l'ouest de Heure-le-Romain (situé lui en Province de Liège) et encore Odeur-le-Romain et Odeur-le-Tiexhe. Montenaken, est encore en 1300 Montenack-la-Tiexhe et Roclenge-Looz, au XIIIe s. Rockelinge-le-Tieche, Tourinnes, jusqu'au XVe s., Tourinnes-la-Tiexhe...

    6 Les noms de lieu en témoignent, welsch veut dire « wallon », donc roman : en Belgique, Wals-Wezeren (près de Melck-Wezeren) et Wals-Betz (Betsica Gallicorum, près de Geel-Betz), Houtain-l'Évêque en Brabant flamand se dit Walshoutem en néerlandais ; en Allemagne, Welschbillig, Welscherath, Welschenbach, an der Welschen Kehr... En allemand, le mot Kauderwelsch veut dire « baragouin » et le Rotwelsch désigne l'argot, la Gaunersprache (langue des bandits), de même qu'au Limbourg néerlandophone, le Roodwalsch est nom du bargoensch.

    7 Godefroy Kurth, La frontière linguistique en Belgique et dans le nord de la France (in Mémoires couronés, vol. 48), 1895, vol.I, p.395.

    8 Cf. Wolfgang Jungandreas, Zur Geschichte des Moselromanischen : Studien zur Lautchronologie und zur Winzerlexik, Steiner, Wiesbaden, 1979.

    9 Ministeriu (qui donne mestier en anc. fr.), « ministère, service de Dieu », et non « profession », sens qui aboutira à menestrel.

    10 Eduard Koschwitz, Commentar zu den ältesten französischen sprachdenkmälern, Gbr.Henninger, 1886, p.66.

    11 Edouard Philipon, Les destinées du phonème e + i dans les langues romanes, in Romania XLV, p.422 ss., 1918-19.

    12 Paul Marchot, Sur le dialecte de l'Eulalie, in Zeitschrift für romanische Philologie, Vol. XX, M. Niemeyer (Halle), 1896, p.510.

    13 Liselotte Biedermann-Pasques, Approche du système graphique de la Séquence de Sainte Eulalie (deuxième moitié du IXe siècle), in Isabel Uzcanga et al., Presencia y renovación de la lingüística francesa, Salamanca, 2001, p.30.

    14 Le Journal des sçavans, Décembre 1858, p.737.

    15 La naissance du français, in Le français en Belgique, Duculot, Louvain-la-Neuve, 1997, p.73

    16 A.Boucherie, La Vie de saint Alexis. poëme du XIe siècle, édition de M.Gaston Paris (Revue des langues romanes T5, 1874, p.6.

    17 Source : http://florin.ms/tresor1.html

    18 Léopold Sudre, Les sources du Roman de Renart, Emile Bouillon, Paris, 1893, p.48-49. Concernant l'étymologie des noms d'animaux, Claude Hagège évoque le tabou frappant, durant la chasse, des noms d'animaux qu'on chasse (Halte à la mort des langues, Odile Jacob, Paris, 2000, p.51-52).

    19 Cf. Lucien Foulet, Le Roman de Renard, H. Champion, Paris, 1914.

    20 Cf. Histoire illustrée des lettres françaises de Belgique, ss la dir. de Gustave Charlier et Joseph Hanse, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1958.

    21 George Saintsbury, A Short History of French Literature, The Clarendon Press, Oxford, 1917, p.5.

    22 Aucassin et Nicolette : roman de chevalerie provençal-picard, publ. avec introd. et trad. par Alfred Delvau, Bachelin-Deflorenne (Paris), 1866, p.32-34

    23 Léopold Constans, Marie de Compiègne, d'après l'Évangile aux femmes, Librairie A. Franck, Paris,1876.

    24 Graham A. Runnalls, Le Miracle de l'Enfant ressuscité, Librairie Droz, 1972, p.LXXIII

    25 Le Parnasse satyrique du quinzième siècle, Anthologie de pièces libres, publiée par M. Marcel Schwob, in Kryptadia 1909, volume 9, p.11.

    26 Le Parnasse satyrique du quinzième siècle, Anthologie de pièces libres, publiée par M. Marcel Schwob, in Kryptadia 1909, volume 9, p.127.

    27 Fritz Abée, Laut- und Formenlehre zu den Werken des Adenet le Roi, Halle, s. n., 1905, p.45.

    28 Jean Froissart, Chroniques. Livre I. Le manuscrit d’Amiens. Bibliothèque municipale n° 486. [The Online Froissart, a Digital Edition of the Chronicles of Jean Froissart].

    29 H.Walter, Honni soit qui mal y pense, Robert Laffont, Paris, 2001, p.153.

    30 http://www.staff.hum.ku.dk/hp/apercu/apercu7_00.htm.

    31 Jacques Allières, La Formation de la langue française, Que sais-je ? N°1907, PUF, Paris, 1996, p.116.


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    La scripta picarde s'est même importé loin de son aire géographique. Ainsi en Terre Sainte où beaucoup de croisés l'y avaient implanté1. En témoigne, Robert de Clari (ou Robert de Cléry, vers 1170 - après 1216), chroniqueur et chevalier croisé, mais surtout le dernier texte conservé de Jehan de Journi, La Disme de Penitanche, composé à Nicosie (Chypre) en 1288. Il s'agit d'un manuel de 3296 vers, conçu pour aider les laïcs à se préparer à la confession. Voici en exemple, les vers 2211 à 2221 :

     

    Mais chil a cui il ne seroit

    Point encarkié en penitamche

    Le devroit faire sans doutamche

    Et metre se car a mesquief

    Pour mieus venir de li a kief,

    Car tout cose bien punie

    Si fait tous jours mains de folie

    Que chele qui on en castie.

    Cheste vertus est departie

    En iii bramkes par les pensees

    Qui sont es jeünans trouvees.

     

    Les Francs conquièrent Jérusalem en 1099, et est reprise par Saladin en 1187. Les troupes se retrouvent alors à Chypre. Les Français occupaient le centre et le sud du Royaume de Jérusalem, mais le français fut la langue commune de la noblesse venue d'Europe, de l'administration et de la justice. Floire et Blancheflor aurait une première origine arabe selon Gédéon Huet2, proche de certains récits des Mille et une nuits, qui aurait été empruntés à une tradition encore plus ancienne d'origine bouddhique.

    Le manuscrit de la Bible d'Acre reflète le cosmopolitisme et le haut niveau de culture d’une capitale devenue le passage obligée des pèlerins et des marchands, ainsi que la résidence du Patriarche. Le roi Louis IX lui-même y fit plusieurs séjours (de 1250 à 1254). On en possède deux manuscrits à Paris, de la Bibliothèque nationale de France, celui de l'Arsenal, 5211 (A), composé pour le roi, et celui des nouvelles acquisitions françaises, 1404 (N). L'étude de Pierre Nobel, Ecrire dans le Royaume franc : la scripta de deux manuscrits copiés à Acre au XIIIe siècle3, démontre que le texte a été rédigée à Acre même, mais certainement en s'inspirant et en compilant des manuscrits précédents en anglo-normand. Le ms de la BNF 6447, vers 1275, est clairement picard, et résulte de la version en rimes de la bible d'Herman de Valenciennes.

    Dans ces écrits, il n'est pas rare de rencontrer des picardismes : camés (pour chamiaus), caler, calemele (roseaux), canne/cane (mesure de longueur), carelle (querelle)... Les italianismes et occitanismes n'étaient pas rares non plus et expliquent peut-être la présence de traits de langues romanes septentrionales dans ce français colonial d'outre-mer. Mais d'autres traits picardisants ou wallonisants ou lorrains, se rencontrent, comme les infinitifs veïr/veÿr (voir), seïr/assaïr (asseoir) ; les futurs pluriel en -ent (s'apelerent, loerent) ; les passé simple en -ont (corront) ; les participes passés en -te (lute pour lue) ; les présents 1er pers. du pl. -omes (sofriromes, moromes, soyomes, fuyomes), et de l'imparfait de l'indicatif et du subjonctif en -iemes (fusiemes, aveemes) ; les passés simples en -eï (creï/creÿ « cru ») ; la réduction de la diphtongue (vosin pour « voison », donra pour « donrai », a pour « ai »)... feuc (feu) et leuc (lieu) sont clairement des occitanismes, mais aigue/aygue se rencontre autant en Occitanie qu'au sud-ouest, nord-est et est du domaine d'oïl. La langue est donc bien une koinè, bigarrés de traits régionaux d'origines diverses, destinée à un public de culture haute. Maisnees « servantes » semblent bien être le seul mot clairement d'origine picarde, et les h issu d'un s implosif (mahle, ahne, vahlet) est typique du wallon.

    « Le jour où l'histoire de la Bible française sera assez avancée pour permettre à l'historien quelque généralisation, on trouvera sans doute qu'une large part d'honneur revient à la race picarde dans l'œuvre de la traduction de la Bible. »4

    Citons encore l'oraison dominicale, à titre d'exemple, tiré d'un manuscrit de la Bibliothèque de Saint-Victor et datant du XIIe siècle :

    « Sire Pere qui es ès ciaux, saintefiez soit li tuens nons, auigne li tuens regnes, soit faicte ta uolonté, si come ele est faite el ciel, si soit ele faite en terre. Notre pain de cascun jour nos done hui, et pardone nos nos meffais si come nos pardonons à cos qui meffait nos ont. Sire ne soffre que nos soions tempté par mauvesse temptation, mes, Sire, deliure nos de mal. Amen. »

     

    1 Cf. Cyril Aslanov, Le français au Levant, jadis et naguère : à la recherche d'une langue perdue, H. Champion, Paris, 2006.

    2 Romania XXVIII, 1899, p.348.

    3 In Pierre Nobel & Catherine Dobias-Lalou, Variations linguistiques : Koinè, dialectes, français régionaux, Presses Univ. Franche-Comté, 2003.

    4 Samuel Berger, La Bible française au moyen âge, Imprimerie Nationale, Paris, 1884, p.259.


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    On peut déjà se poser la question de savoir si le picard a d'abord influencé les autres dialectes d'oïl à l'époque de son rayonnement. Cependant la question n'est pas simple à résoudre, les textes reflétant la plupart du temps le dialecte de l'écrivain mais aussi parfois, s'y superposant, celui du scribe. Ces anciens textes ayant été également « corrigé » par les philologues du XIXe siècle, notamment le renommé Gaston Paris afin de les rapprocher du dialecte « francien ». Anatole Boucherie se montre contre cette façon de faire, critiquant notamment Gaston Paris. « Une restitution aussi complète, aussi minutieuse, était-elle possible ? Je crois avoir démontré qu'elle ne l'était pas. On comprendrait cette recherche de l'uniformité absolue dans la restauration orthographique d'un texte, s'il était destiné à de jeunes écoliers ou au commun des lecteurs, pour qui le texte le plus uni et le moins encombré de formes exceptionnelles est le plus commode et le plus utile. C'est ce qu'on a fait, et avec raison, pour nos classiques, tant grecs et latins que français. Nul ne s'étonne, par exemple, que les ouvrages de Bossuet et de Voltaire soient imprimés avec une orthographe uniforme, quoique les auteurs ne s'y soient pas toujours astreints pour leur propre compte. Mais, quand il s'agit d'étudier les textes au point de vue purement philologique, et qu'on prétend faire une édition savante et non une édition scolaire, comme c'est le cas pour ces vieux et uniques monuments de notre langue naissante, on doit n'y introduire que les rectifications évidemment indispensables. »1

    On peut même penser que la question de savoir si le picard a plus influencé la langue standard que les autres restera sans réponse. Plusieurs traits sont communs à plusieurs dialectes et la langue populaire se caractérise également par un ensemble de traits. Prenons exemple de deux études de dialectes différents, A. Guérinot, Notes sur le parler de Messon, Aube2 et Paul Passy, Notes sur le parler d'Ezy-sur-Eure3 pour voir quels sont ces traits communs à divers dialectes et au picard :

    • ly > y (liard > yard),

    • fl > f (trèfle > trèfe),

    • l > r (armana),

    • r > l (kolidor),

    • r final tombe (perdre > perd, autre > aut, pour > pou, sur > su, laboureu),

    • métathèse de r (fermer > feurmer, trestous > tertou),

    • m final tombe (cataplasme > cataplas, catéchisme > catéchis),

    • puis > pi,

    • peau > piau,

    • formes interrogatives par ti (tu es ti là ?) et que (tchi que tu dis ?),

    • passé simple (passé défini ou prétérit) disparu et auxiliaire avoir généralisé pour les temps composés (la participe passé restant donc invariable),

    • qui inexistant (c'est li qu'est vnu, c'est mwé que j' l' ai vu),

    • pléoname (un ptit peu, tout partout, regarde voir, dit voir, écoute voir...)...

    Pire, certains auteurs vont jusqu'à nier les dialectes pour mieux faire prévaloir le rôle du « francien ». A.M. (Antoine Meillet ?) déclare encore en 1935 : « La médiocrité du rôle des dialectes dans le domaine français n'est pas mise en assez grande évidence (par von Wartburg). Si les parlers de la région picarde ou de la région normande présentent des particularités communes, on ne saurait dire qu'il y ait eu un dialecte picard ou un dialecte normand dont il ait été pris clairement conscience, de sorte que si quelques textes littéraires présentent des traits picards ou normands, on ne voit pas qu'il y ait eu proprement une littérature picarde ou une littérature normande. C'est un trait qui caractérise fortement le développement du français il en est résulté que des influences picardes ou normandes n'ont guère joué sur le français. »4

    Ce A.M. semble bien être Antoine Meillet qui déclare également : « Le type le plus simple est celui du français : le parler d’une région centrale, qui est celui des chefs du pays et où la civilisation en son centre, devient intégralement la langue commune ; Paris, résidence principale du roi de France, centre naturel de la France du Nord, siège d’une Université puissante qui a eu au moyen âge une forte influence, a donné son parler à la royauté française ; dès le moyen âge, le français commun est la langue de Paris ; les textes écrits en d’autres dialectes n’ont qu’une importance secondaire et, de bonne heure, le français écrit n’est rien que la langue de Paris, telle qu’elle se fixe sous toutes sortes d’influences savantes et littéraires et telle que l’adopte l’administration royale. Les parlers du Midi de la France appartenant à des types tout autres, inintelligibles aux Français du Nord, n’ont exercé aucune action : dans toute la France méridionale, le français est une langue étrangère qui s’impose aux villes, mais qui n’a pas encore déplacé les parlers locaux à la campagne. [...] Et il se constitue des dialectes bien définis, d’autant plus définis que la vie provinciale a plus de réalité. Le centre de la France, où Paris est la seule ville dominante, n’a pas de dialectes ; le Midi, où il y a des provinces caractérisées, a au contraire des dialectes bien caractérisés aussi : provençal, gascon, dont les limites se laissent tracer avec une certaine netteté. Et l’on retrouve de véritables dialectes en Normandie, en Picardie, en Lorraine, en Franche-Comté. »5

    Gaston Paris était également contre l'idée de chercher une délimitation aux dialectes (voire même entre les langues d'oïl et les langues d'oc). Cette idée n'a bien sûr, pas encourager le développement de forme standard pour le picard, le wallon, le normand, etc, et même la langue d'oc...6 Ce point de vue ne correspond par ailleurs pas aux développements spontanés7 dans certaines zones, notamment la palatalisation de k et g notamment à Tourcoing, Roubaix et Mouscron, ce qui n'en fait pas de cette zone un autre picard, ou encore moins du wallon.

    Cependant on a déjà indiqué qu'au XIIIe siècle, les usages orthographiques picards pénètrent en Normandie (4e pers. de la conjugaison -ums, -oms, -uns pour -um sur le modèle picard -omes).

    Dringue « diarrhée » est utilisé en Côte-d'Or, dans le Puy-de-Dôme, et semble venir là par l'argot parisien (il est d'ailleurs utilisé par Roger Vailland, né dans l'Oise et mort dans l'Ain, dans son roman 325 000 francs qui se déroule à Oyonnax, dans l'Ain).

    En patois lorrain, on trouve encore les mots gambette (pour « jambe ») et chaûrée (signifiant une « suée, transpiration intense, soit à la suite d’un effort important, soit les bouffées de chaleur d’une femme au moment de sa ménopause »), cargé (dans le nord des Ardennes, à côté de tchardjé, « charger »), calenger (mettre au défi, taquiner), naquiller (manger sans goût), quênê (baguette [de chêne]), dont leur phonétique est toute picarde. Mais le lorrain présente des similitudes phonologique avec le picard, et ce sont deux langues d'oïl influencées par le francique. Ainsi, sont communs au deux : baquer (« tinter ») et béquer (« se heurter », pic. buquer, équivalent de buscher en oïl du Centre), ou berloquer (balocher en oïl du Centre), catchi (« chatouiller »), wade (« gardien »), wérir (« guérir »)... On peut penser que beaucoup de termes proches sont arrivés en lorrain par le biais de l'argot ou du français populaire, même s'ils ont une origine picarde originellement : bastringue, cariole, carogne, carnèje (« mauvaise viande »), carter, cankieu (« poule qui se met à crier quand elle pond »), goulafe (« goinfre »), gambarder, kèbache, kèbèrèt, kèbri (« cabri, chevreau »), kèheute (« cahute »), kène (« canne, membre viril »), kinkin (« petit doigt »)... Une influence allemande est aussi présente : capout' (« mort, perdu »), caponou (« chapon »), kermeusse (« occasion à l'occasion de laquelle on invite des parents, des amis »)...

    Buquer, goulaffe se retrouve en champenois, mais la encore quel est le chemin pris par ces mots ?

    Dans le Berry8, on note : abouaquer (« s'évanouir », de bouque ?), accagner (« provoquer, exciter », de lat. canis en a.fr. achenir : I. - Empl. pronom. "se livrer au désordre comme un chien, comme une chienne" - II. - Part. passé en empl. adj., A. - "Acharné, furieux", B. - "Adonné (à un vice)"), affutiaux (« toilette de femme »), allicher (« attirer à soi », du lat. allicere, a.fr. alicier), biger (« embrasser », lat. basiare, baiser), brisac (« bise-fer : qui casse tout »), bremment (« vraiment »), cabêche (« tête »), cafourniau (« fourre-tout, débarras »), caner (« abandonner, mourir », du lat. canutus, a.fr. chenuir "devenir blanc, pâlir"), caille ? (« ventre »), compenne (« sonnette » placée au cou des vaches, lat. campana, a.fr. champaine "cloche"), canette (« petite bille », lat. canna, a.fr. chane "cruche, pot (pour le liquides)" ?), capilius (mais aussi chapiau : « chapeau »), gariche ? (« petit escargot à coquille jaune ou rose »), loche ? (« limace »), rique (« mauvais cheval », du lat. rubisk, a.fr. resche, "(Terme de boucherie ; mésentère ?)", "Rude, désagréable, rêche" ?), vaqué ? (« très maigre » par manque de nourriture)...

     

    Quand on évoque la formation de la langue française, on oublie généralement le wallon : en effet, on part du principe que celui-ci n'a pas pu participer à la formation du français de France, puisqu'il n'est pas parlé sur le territoire français (sauf en "Wallonie française" ou "Wallonie de France" correspondant essentiellement à la botte de Givet et une partie de la zone frontalière avec la Belgique). C'est cependant oublier les contacts constants qui ont eu lieu entre le picard et le lorrain d'un côté et le wallon de l'autre, au moment où les territoires où l'on parle picard et lorrain n'appartenait pas encore à la France (ce qui est vrai surtout pour le picard).

    En ancien wallon donc, le mélange du traitement français et du traitement picard pour « ca » (desquendre, casteal, capelle...), « ga » (gallee, Angou, Gaufroit, galline...), pour « ce, ci » (lanche, prinche, tierche...) ou « ie » pour « e » (-iesmez du conditionnel et -iemmez au subjonctif imparfait) ainsi que par la graphie « -iau » pour « -ial » namureois et « -eal » liégeois (oisieau, agnieaz...) est fréquent dans tous les textes littéraires d'ancien wallon (ce ne sont parfois que des picardismes graphiques ou des latinismes). On les retrouve chez J. de Hemricourt, dans Ly myreur des histors de Jean (d'Outremeuse) ou dans les Moralités du manuscrit 617 de Chantilly. L'influence semble s'être diffusée par la vallée de la Sambre.

    Dans la région de Namur, Maurice Wilmotte signale que « le comte Guy était à la fois le souverain de la Flandre et celui de Namur ; il a pu accepter les services de scribes picards. »9 « On remarque une tendance à favoriser i plus accusée que dans la région septentrionale : signor, signeur, ordinet, rechivoir, milleur, seriment, dimiselle... Mais on note aussi une influence française pour -a(a)ble, « une des preuves les plus frappantes de l'influence centrale, et celle-ci, par les chancelleries princières, devait être considérable, dès la seconde moitié du XIIIe siècle, dans le comté de Namur »10 L'auteur ajoute : « Ce que j'ai dit de -able peut s'appliquer à (e)s + consonne initial ; les nombreuses formes qui trahissent la prosthèse sont des produits de l'influence centrale. (Cf. spiate, speate, skevin, et surtout cmp. Val des Escoliers 1280 avec Val de Scoliers 1281.) »11

    Il note cependant enfin l'emploie de eskevin à côté de eschevin dans les toutes les chartes wallonnes, forme empruntée très certainement au picard, « que son emploi officiel explique sans doute. »12 Le wallon liégeois semble avoir emprunté au picard les mots suivants : afranki, blanke, candjî est ainsi plus courant que tchandjî (« changer »), de même que cachî est synonyme de tchessî (« chasser, chercher »), et cache (« reherche »), cachaedje (« chasse, recherche ») et cacheu (fém. cacheuse ou cachresse, « chasseur, euse », « chercheur, euse »). Cappit pour « chapitre » (forme wallonne est maintenant tchapite), acalandé (« achalandé »), carogne (à Charleroi pour « charogne »), acater (est synonyme de « atcheter »). Louche se dit luskèt, et gaeye (djaeye, « noix » du lat. [nux] gallica) se dit jusqu'à Huy. De là, le mot gayete (gaillette ou gailletin, « morceau de charbon pour le fourneau de cuisine ») a été introduit en wallon namurois et de là en wallon rfondu (où il rentre dans l'expression t' as pierdou tes gayetes ?, « tu as perdu tes yeux, tes mirettes »). En Haute-Ardenne, on dit diele (« teigne, dartre, gerçure ») pour djèfe. Glene est employé en concurrence avec poye (« poule »). Irupeye (« maladie infantile ») est courant en wallon-picard et vient du picard irupie (du lat. eruptio). La wallon a aussi emprunté dans le langage de la mine : béle, bougnou, grijhou. Le picard et le wallon se sont empruntés mutuellement certains termes techniques, que nous explorerons plus loin, puisqu'il constitue également des emprunts du français standard. Par exemple, la phonétique de rescapé est wallonne, et a été emprunté par le français lors de la catastrophe de Courrières dans le Pas-de-Calais (1099 morts) du 10 mars 1906. Il semble que le mot ait donc été emprunté par le picard au wallon, pour passer ensuite dans la langue française. Pour le jeu de la balle pelote (kaatsen en néerlandais), qu'on appelle aussi djeu d' casse en wallon, on a emprunté recassî (ou ecassî, acassî, racassî, « renvoyer la balle »). Le mot est passé en wallon dans ce sens et par analogie dans le sens de « rétorquer » ; de là, on dit recasse et recassaedje (« renvoi, réponse, fait de rétorquer »).

    Concernant la zone wallo-picarde, lisons Adeline Grignard : « Mainte forme picarde s'est introduite dans un sens particulier. Nous avons cité cambe (chambre) ; citons encore cassî (chasser) employé comme terme de jeu de balle, doublet de tchèssî, et cachî au sens de chercher. En regard du namurois tcherdjî (carricare), notre région a, peut-être par dissimilation, kèrtchî (ou kèrdjî au sud-est). Cette prononciation s'étend jusqu'à Wavre, Dion-le-Val, Tourinnes-St-Lambert, Gembloux, Moustier, Floreffe, Lesve, Maredret, Hastière. — Citons encore câve ou côve (cavea), gayole (caveola), candjî, candj'mint, calindjî (calumniare, au sens de gronder, quereller), castagne (à Ittre satagne, issu de chatagne), cakyî (chatouiller, irrég. aussi dans le reste de la Wallonie : catî, gatî en liégeois, guètî en verviétois, guètyé en ardennais).13

    Le groupe sc, qui devient en nord-wallon h, en ardennais et en namurois ch, en rouchi sk, n'a pas ici de traitement particulier. Suivant les régions et les mots mêmes on trouve le sk du rouchi, ou le ch namurois. choûter est la forme propre à Charleroi, mais on y connaît aussi l'ascouter de l'ouest. On dit chov'lète (balai) à Mellet (de scopa), mais èscouflète à Nalinnes et èscouvète à Braine-l'Alleud ; on dit chime et chim'rète (écumoire) à Couillet et à Marbais, èscum'rète à Nivelles, Charleroi, Couillet. chôrdé signifie "édenté", tandis que son doublet scârdé signifie "ébréché" et scâr "brèche". Le triomphe de sc se manifeste dans èscou (giron), èskîye (échelle), skèter (éclater, se fendre), scaper (échapper), scoupyî (bêcher), scôpyî (chatouiller, au sens neutre de produire des démangeaisons), scayon (échelon), en ardennais choû, châle, chèter, chaper, choupler, chayon. À l'intérieur du mot c'est ch qui l'emporte : pèchî (piscare), pèchon (piscionem), conèche (cognoscere), crèche (crescere), èrfachî (refasciare), lachî (*lascare, lèchî à Nivelles), mouchon (muscionem), vacha "vaisseau, cercueil"(vascellum), ocha (oscellum), finichons (finissons). On trouve pourtant sk dans dèskinde (descendere), dèskirer et diskurer (déchirer, german. skeran), et k dans moukèt (émouchet, liég. mohèt).

    ex + c donne le même résultat : skeûre "secouer" (excutere, nam. cheûre, liég. heûre), scôrchî et scôrsî "écorcher" (excorticare, nam. chwarsî, liég. hwèrsî), scôgne "écale" (excarneam, liég. hâgne).14

    Par contre, dans le sens inverse, Thomas Logie pense que la terminaison des verbes picards en -i (maingi, raconti, quitti, cangi, dansi, demeuri, meni...) qu'on retrouve à Boves, Cachy, Villers-Bretonneux, dans le Santerre, au sud de Compiègne, à l'est de la région de Péronne et Combles... serait due à une influence wallonne.15 Comme le dit Joseph Sigart : « tel mot liégeois devient reconnaissable à Valenciennes ou à Amiens par l'interposition du mot montois. »16

    De même, la prononciation four- (dans fournaquer par exemple) peut-être un emprunt au wallon fôr- (ô en rfondou wallon est prononcé [o:] ou [o:n] majoritairement en Wallonie, mais aussi [u:] dans certaines régions de Charleroi et de la Basse Ardenne correspondant au wallon lorrain et au sud du namurois). Triesche se rencontre en pays wallon et picard, mais uniquement en Belgique (trixhe en wallon désigne un « chemin »). Cense semble être venu du wallon en picard.

     

    « Des échanges de même se produisent entre les différents dialectes indigènes, avec leur techniques, leurs produits, leurs modes, les provinces échangent leurs mots. Parmi ces échanges, le mouvement le plus important est celui qui s'opère entre les dialectes et l'idiome national. Il est à double sens dans la mesure où la langue commune emprunte à ses provinces et où, en même temps, elle les pénètre. Ce double mouvement est lié à l'histoire de notre nation et à la formation de son unité. Il est clair que nous arrivons à un point où la centralisation du pouvoir, de l'économie, de la culture, où les moyens de diffusion et de propagande dont ils disposent entraînent l'écrasement et la disparition des dialectes. »17 Nous avons déjà noter ce phénomène. Intéressons-nous donc à ce que déclare Pierre Guiraud au début de cette citation, quand les dialectes, et notamment le picard, à enrichit le français. Signalons d'abord que cette idée que le français standard soit une ''koïné littéraire'', une scripta donc, dont la formation remonte à un échange de traits dialectaux s'étant déroulé à Paris est assez récente.

    « Les XIVe et XVe siècles est une période durant laquelle la langue française se différencie des autres langues d'oïl et devient la langue officielle du royaume de France, au lieu du latin et des autres langues d'oïl, de l'occitan et du francoprovençal. Le développement de la littérature en français moyen prépare le vocabulaire et la grammaire du français classique, et annihile petit à petit les concurrentes. Mais plutôt que de dire qu'une langue est un dialecte qui a réussi, on peut dire qu'un dialecte qui a réussi est une langue. La « réussite » d'un dialecte est toutefois très relative. Au strict point de vue linguistique, il n'existerait que des dialectes romans, diversement bien ou mal traités par le destin des hommes qui les parlent, ou les ont parlés. »18 On peut dire aussi que le français ne descend pas du francien (comme on appelle ce dialecte imaginaire d'oïl du centre la France), mais qu'il s'est formé d'influences diverses au fil des ans, de plus en plus tiraillé entre essayer d'atteindre la perfection du latin19, et de renouer avec sa source, les patois (les emprunts aux dialectes de France en faisant foi). Il faudra attendre les années 30 pour que la théorie du francien soit mise en doute, mais par les romanistes germanophones d'abord comme Karl Vossler, Frankreichs Kultur im Spiegel seiner Sprachentwicklung: Geschichte der französischen Schriftsprache von den Anfängen bis zur klassischen Neuzeit (C. Winter, Heidelberg, 1913) et Walter von Wartburg, Évolution et structure de la langue française (B.G.Teubner, Leipzig et Berlin, 1934).

    C'est le provençal qui donna la plus grande contribution à enrichir le français. Mais c'est le normanno-picard et le picard qui viennent en second. Corblet déclare : « Le patois picard est celui qui a le mieux conservé la physionomie primitive de la langue romane et qui a le plus influé sur la formation de la langue française. »20

    On a vu qu'il y avait une volonté de christianiser le peuple et pour cela il fallait s'exprimer en langage roman. C'est ce qui permet à John Ruskin d'écrire sans le premier volume de Our Father Have Told Us, qui raconte l'origine du christianisme en Europe : « Franks du Paris qui doit exister, en un temps à venir, mais le Français de Paris est, en l’an de grâce 500, une langue aussi inconnue à Paris qu’à Stratford-att-ye-Bowe. Le Français d’Amiens est la forme royale et le parler de cour du langage chrétien, Paris étant encore dans la boue lutécienne pour devenir un jour un champ de toits peut-être, en temps voulu. Ici près de la Somme qui doucement brille, règnent Clovis et sa Clotilde. »21

    En effet, la Picardie est très tôt liée au pouvoir royal :

    • Tournai est cité royale sous le règne de Childéric Ier et de Clovis Ier, et donc ainsi la première capitale du royaume franc. Le roman de Maurice des Ombiaux, Le Maugré évoque cet héritage franc de la loi salique dans les mœurs du Tournaisis où le « mauvais gré » frapperait encore. On en parlera de nouveau plus bas.

    • Soissons (Aisne actuel), à l’époque mérovingienne, devient la première capitale du royaume des Francs après le siège et la victoire (en 486 après J.-C.) de Clovis sur l'armée du général romain Syagrius. C’est l’époque légendaire du fameux épisode du vase de Soissons.

    • Les seigneurs de Coucy, aujourd'hui Coucy-le-Château en Picardie près de Laon, furent une des familles les plus puissantes du royaume de France. Enguerrand de Boves, mort en 1115, se distingua dans la première croisade. Son fils se rebella contre le roi Louis VI (1108-37), qui dut entreprendre deux expéditions militaires contre lui. Enguerrand III combattit dans l'ost de Philippe Auguste (1180-1223) à Bouvines en 1214.

    • En 1214, Philippe Auguste annexe le Valois (chef-lieu, Vez dans l'Oise actuelle) au domaine royal. L’abbaye Saint-Corneille de Compiègne (876-1790), située à 75 km au nord de Paris, dans le pays de Valois, est abbaye impériale et royale, fondée par un empereur, pour succéder ou être au moins la rivale de la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle. Plusieurs Carolingiens se font couronner ou inhumer dans ses murs. Quand ces derniers prennent le pouvoir, c'est en son sein qu'une assemblée reconnaît comme roi Hugues Capet. Mais, après 987, l'influence de l'abbaye diminue et devient presque uniquement provinciale. Le Comté de Valois forme au Moyen Âge un fief, qui, en 1284, est donné en apanage (ce que les souverains donnaient à leurs puînés pour leur tenir lieu de partage), avec le titre de comté, par Philippe le Hardi à son fils puîné Charles, fondant ainsi la maison de Valois. Philippe de Valois est le premier roi de France (Philippe VI de France) sacré en 1328 appartenant à la branche dite de Valois de la dynastie capétienne. Cette dynastie règne jusqu'en 1589, date de la mort de Henri III de France. Le royaume passe alors à la branche ducale d'Orléans.

     

    « L'histoire de l'antique France semble entassée en Picardie. La royauté, sous Frédégonde et Charles-le-Chauve, résidait à Soissons, à Crépy, Verbery, Attigny ; vaincue par la féodalité, elle se réfugia sur la montagne de Laon. Laon, Péronne, Saint-Médard de Soissons, asiles et prisons tour à tour, reçurent Louis-le-Débonnaire, Louis-d'Outremer, Louis XI. La royale tour de Laon a été détruite en 1832 ; celle de Péronne dure encore. Elle dure, la monstrueuse tour féodale des Coucy.

    Je ne suis roi, ne duc, prince, ne comte aussi,

    Je suis le sire de Coucy.

    « Mais en Picardie la noblesse entra de bonne heure dans la grande pensée de la France. L'héroïque maison de Guise, branche picarde des princes de Lorraine, défendit Metz contre les Allemands, prit Calais aux Anglais, et faillit prendre aussi la France au roi. La monarchie de Louis XIV fut dite et jugée par le picard Saint-Simon.

    « Fortement féodale, fortement communale et démocratique fut cette ardente Picardie. Les premières communes de France sont les grandes villes ecclésiastiques de Noyon, de Saint-Quentin, d'Amiens, de Laon. »22

     

    Les villes du Nord étaient riches, et leurs bourgeois libres. Mais « comme la Picardie linguistique s'étendait jusqu'aux portes de Paris, cela a sans doute favorisé de nombreux emprunts du français au picard »23.

    Mais aussi au temps des foires, le picard aura sa place parmi les dialectes influents. « Pour protéger et faciliter leurs activités aux foires de Champagne et du Lendit, les villes du Nord s'étaient regroupées dans une hanse appelée « hanse des XVII villes ». Trois listes médiévales révèlent, malgré son nom, que la hanse regroupait vingt-et-une agglomérations. Il s'agit des principales villes drapières depuis Beauvais, au sud, jusqu'à Bruges, Gand et Ypres, au nord. »24

     

    Cependant les régionalismes sont peu nombreux quand on compare la situation de l'allemand, l'italien, de l'espagnol, ou le russe, ce qui confirme le « caractère centralisateur et normalisateur du français qui répugne à l'adoption de termes dialectaux. »25 « Bien loin que le mélange de français et de picard soit extraordinaire et dénote un langage de paysans grossiers, c'est, au contraire, l'absence de prononciations dialectales dans le français correct qui est surprenant et mérite d'être expliquée. Ce n'est pas une épuration naturelle ni spontanée ; elle est due à l'action volontaire et préméditée des hommes qui, écrivains et grammairiens, ont fait du français traditionnel la langue classique du XVIIe siècle. »26 Ce français traditionnel cependant, mélange de français et de picard, survit au moins encore, d'après Henri Wittmann, dans le français colonial (notamment québécois), comme nous le verrons plus loin.

    Nous explorerons la situation d'autres langues en comparant avec le picard en France. Pour le moment, nous allons explorer ce que le français actuel doit au picard.

    En vue d'ensemble, signalons que le picard serait, parmi les dialectes d'oïl, à la 3e place au nombre de termes que le français lui a emprunté, et ce jusqu'au XXe siècle. Il arrive donc après le normand (mais on sait comme le picard et le normand sont parfois proches), et les dialecte ouest-centre (mais proportionnellement à la surface occupée, cela est peu comparé aux autres). Il se place avant le wallon, et les dialectes de l'est. Signalons encore cependant que ce sont les dialectes du midi de la français qui sont les plus gros pourvoyeurs. Le breton et l'alsacien arrivent en grand derniers.

     

    Passons d'abord en revue, les emprunts phonétique et morphologique :

    • le suffixe -eur, anciennement -our, remonte au suffixe de noms d'action lat., -or, -ōrem, Antoine Cauchie en 1570 et Étienne Tabourot (1549-1590) précisent que la prononciation -our est vieillie. De plus précisons que le -r ne s'est pas toujours prononcé également en français jusqu'au XVIIIe siècle (on écrivait porteur, coupeur, mangeur, sauteur mais on prononçait porteux, coupeux, mangeux, sauteux...)

    • flûte, affubler serait également des prononciations picardes.

    • le mot chanvre semble bien avoir pris le genre masculin au contact du picard (le seul masculin relevé dans les textes en 1270 est d'origine picarde), le féminin est encore attesté par La Fontaine (et Littré) et est demeuré tel dans de nombreux dialectes.

     

    D'après E. Philipon27, la terminaison -ise et -ice serait picarde, alors que la terminaison -aise et -aison sont française. La langue française a emprunté falaise sous sa forme normande faleise, cité par Wace dans le Roman de Brut vers 1155. Le terme est attesté en outre, en champenois et en picard, sous la forme ancienne faloise : voir les communes de Falaise (Ardennes, jadis Falloise) ou la Faloise. On a en picard et en wallon falise : la Falise, Pinchefalise, Houffalize (en Belgique).

    Franchise (anc. francheise), feintise (anc. feinteise), prison (proison), chemise (chemeise)... qui sont les formes normales pour un i bref latin (-ise (d'origine du nord, mais d'origine savante d'après Gaston Paris)/-eise (d'origine normande) comme -ice (d'origine du nord, mais d'origine savante d'après Gaston Paris : sacrifise passe à sacrifice) et -esse (d'origine centrale : richeise passe à richesse, grandise passe à grandesse) < lat. -itia). Richesse et prouesse ont supplantés richise et proïse. Artison et sillon ont par contre eu raison de artaison et de seillon/soillon (cf. parrish en anglais de paroisse).

    Quand on se réfère au Dictionnaire de Godefroy, il semble qu'en langue d'oïl, les formes en -ise l'emportent et de beaucoup sur les formes concurrentes en -eise ou en -oise ; c'est ainsi que pour certise, franchise, gentilise grandise, on chercherait vainement les formes correspondantes en -eise ou en -oise sur lesquelles on serait en droit de compter en présence non seulement du lyon. francheisi et du prov. certeza, grandeza, gentileza, mais encore des formes françaises telles que richeise, proeise. En réalité, la prédominance des formes en -ise n'est qu'une apparence, elle tient à ce que les œuvres littéraires du moyen âge qui nous sont parvenues, ont été pour la plupart sinon composées du moins copiées dans le nord du domaine d'oïl, c'est-à-dire précisément dans la région où le phonème ẹ + ị. aboutit normalement à i. C'est de la même manière qu'il faut expliquer l'abondance des formations en -ice telles que bandice, molice, etc. [...]

    Pour être complet, je dois ajouter qu'à l'époque romane, la langue d'oïl a fait un fréquent usage des suffixes sortis de -ĭtio, -ĭtia ou -ĭcio, -ĭcia, pour tirer de noms ou d'adjectifs français des dérivés tels que couard-ise de couard, sechise de sèche, prov. sequeza, volise "volaile", soutilece "adresse" de soutil.

    Le français commun a éliminé la plus grande partie des formations en -ĭtia, fran. -eise, -ise qui se rencontrent dans nos anciens textes, pour les remplacer par des formations en -ĭcia, franç. -eice, -ice : richeice, proeice, grandeice, aspreice, justeice, aujourd'hui richesse, prouesse, etc., ont été préférées à richeise, proeise, grandeise, aspreise, justeise ; toutefois, quelques formes en -ise doublet dialectal de -eise, ont réussi à obtenir droit de cité dans la langue littéraire ; c'est là ce qui explique l'alternance richesse, prouesse, paresse : franchise, feintise, couardise.28

    -ise a été un suff. productif. En a. et m. fr., il alternait fréq. avec -ie (cf. auj. sottise/sotie);

    -ise a reculé notamment au profit de -erie : commanderie/-ise, galanterie/-ise, ivrognerie/-ise, etc. En fr. mod., le suff. est resté productif, mais uniquement à partir d'adj. en -ard. V. débrouillardise (1937, La Croix), égrillardise (1927, Montherl.), faiblardise (1905, Alain-Fournier), goguenardise (1853, Champfl.), gueulardise (1858, Sand), jobardise (1887, Laforgue) et aussi : musardise (1845, Besch.), pochardise (1875, Lar. Lang. fr.), roublardise (1888, Zola ds Lar. Lang. fr.), vachardise (1936, Céline, Mort à crédit, p. 154), vantardise (av. 1850, Balzac ds Lar. Lang. fr.). Le seul dér. mod. sur une autre base est traîtrise (1810, Lar. Lang. fr.).

     

    De la même manière, le suffixe -is peut avoir une origine picarde. Le suff. -ëiz, réduit progressivement au monosyllabe -ëiz, -iz, -is, a pour orig. le lat. -aticiu. Le suff. a eu une productivité considérable en a. fr. : acolëiz, baisëiz, chaplëiz, defolëiz, froissëiz, meslëiz, poignëiz, tuëiz. L'orig. du suff. -is dans les dér. à valeur collective sur des bases subst. reste obscure : châssis (ca 1160, chasiz), lattis (xiiies., latis ds Lar. Lang. fr.), paillis (xiiies., pailliz, ibid.). Le fr. mod. garde quelques témoins de -is à valeur de part. Prés. : vent coulis et subst. fém. coulisse (1165-76, porte de fer coleïces), pont levis (xiies., pons leveiz).

     

    Faisant moins de doute est le suffixe -chiau qui ne se retrouve que dans des mots d'origine dialectale (fr. -ceau) : monchiaü (monceau), caudronchiau (petit chaudron), ramonchiau (petit balais), cf. rue des Poissonceaux à Lille dont le nom a été francisé... au fém. -chèle (cf. ficèle) : harchèle (petit hart), brinchèle (petit brin)...

     

    On note ainsi une évolution tardive en francien de /oŭ/ (du latin Ū, Ŭ ou Ō) en /eŭ/ > /œŭ/ qui serait du à une influence picarde29 : gueule (pour goule, voir gargouille, margoulette, engoulevent), peu (pour pou), bleu pour blou, seigneur pour seignour. Natalis de Wailly précise : « Les substantifs et les adjectifs latins qui ont leur génitif en oris se présentent dans les chartes de Joinville (en Champagne) avec trois désinences différentes or, our et eur ; c'est ainsi qu'on y trouve alternativement « seignor, seignour, segneur. » Au contraire, dans les chartes d'Aire (en Artois) la désinence eur est la seule employée pour le mot segneur et quinze autres mots de la même catégorie. Il en est de même de l'adverbe ailleurs. Eur alterne avec or dans les mots leur et lor employés comme pronoms personnels ou possessifs ; mais la forme leur est plus ordinaire, tandis que dans les chartes de Joinville il y a partage entre ces deux formes et la formes lour, qui ne paraît pas dans les chartes d'Aire. »30

    Voir également preux qui se dit proud en anglais, et prou dans l'expression peu ou prou, tous descendant du latin vulgaire prode, « utile, profitable » ; queue et coué (« dont on a coupé la queue »)... Quelques mots on gardé leur prononciation : louve et loup (mais on dit queue-leu-leu de queue-le-leu, c'est-à-dire queue le loup), amour31, jaloux, époux, les seuls deux termes qui aient gardés la prononciation -oux (du francien -os, -ous du lat -ōsus)... Mais on dit maintenant heure, demeurer, pleuvoir, pleure, fleur, nœud... mais couvrir, labourer, prouver, souffrir, roue, fougère, trou, clou... Féraud dans son Dictionaire critique de la langue française (1787-1788) précise que « Vaugelas était d'avis que trouver et treuver étaient tous deux bons ; mais que le premier était sans comparaison le meilleur. Ménage pensait de même. Les Poètes, pour la comodité de la rime, se servaient tantôt de l'un, tantôt de l'aûtre.

    Non, l' amour que je sens pour cette jeune veuve

    Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve.

    Misantr.

    Depuis long-tems on ne dit plus treuver, ni en prôse, ni en vers, excepté le Peuple en quelques Provinces. »

    Ses provinces semble être le Berry, la Lorraine et bien-sûr la Picardie. Et c'est dans la conjugaison que l'usage a été le plus long à s'uniformiser.

     

    On a aussi corrigé certains mots en -o- sur le modèle du latin : coper a été remplacé par « couper », comme co par « cou » (écrit col), norrir par « nourrir », brossailles par « brousailles », gouyave par « goyave » et gouyavier par « goyavier »...

     

    On remarque une longue hésitation pour le son final -che / -que, mais qui semble, selon les mots, être plutôt une influence gasconne ou italienne : sandarache / sandaraque, ; flache / flaque, rubriche / rubrique, empoche / empoque, pendiloches / pendiloques, fourche / fourque, lambrusche / lambrusque...

    Le mot mélange est resté longtemps écrit meslenge, meslinge (chez H. Estienne et Maupas), puis meslange...

     

    Théodore Rosset signale dans le langage populaire de Paris au XVIIe siècle, des hésitation (dues parfois à une influence picarde) entre les sons suivants : o / u (ou), è / à, yin / yan, l, r, k, f et y deviennent muets à la fin des mots, tandis que les consonnes sonores s'assourdissent et que les liaisons se font de moins en moins ; l et r s'échangent, ainsi que l et n ; y palatalise les consonnes dentales t, d, l et n.32

    Sont particulièrement picards :

    • o a remplacé u (ou)(brossailles / brousailles),

    • e s'est substitué à a33 (asparge / asperge, argot viendrait de ergot, barlue / berlue, çarceuil / cercueil, gearcer / gercer, garet / guéret, garer / guérer, garite / guérite, sarpe / serpe, sarpillière / serpillière...),

    • i remplace é (pavillon, trémie, vigne),

    • i final est nasalisé (prins, apprins, chanfrein),

    • ü et œ (gageure / gagure, mugler / meugler, noeud / nu, meunier / munier, meure / mure, rheume / rhume, teudesque / tudesque, berlue rime avec bleue chez Le P. Carneau, La Stimmimachie, en 1656),

    • ü et u (crupion / croupion, ensouple / insuple, esturgeon / estourgeon),

    • ẅ et w (cuin / coin) sont confondus,

    • üi se réduit à ü (ruit / rut, luite / lute, curée / cuirée),

    • y intervocalique devient j (envojer / envoyer, mojen / moyen),

    • r suivi de e féminin se transpose facilement (brelan / berlan, berloque / breloque, épervier / éprevier, berline / breline, berlingot / brelingot, bertauder / bretauder, calfeutrer / calfreter, chamberlan / chambrelan, esprevin / espervin, feurlater / frelater, guerlin / grelin, pimpernelle / pimprenelle...),

    • ņ et n (montagne / montane, commugne / commune),

    • ļ et l (baril, babil, courtil / outil, gentil, grésil, persil, sourcil, écaille / écale) sont confondus,

    • k a remplacé ş (cloque / cloche, cariage / chariage, catouiller / chatouiller, déroquer / dérocher, écaille, écale / échaille, broche / broque, porche / porque, empoque / empoche, fourc / fourche, roquet / rochet...),

    • j et ş se substituent à z et s (bizarre / bigearre, Autriche / Autrice, cylindre / chilindre, chiffre / sifre),

    • eau se prononce yo (pourciau, cariau, escritiau), etc...

    Il note la même tendance dans la morphologie, « plus populaire, plus archaïque et plus picarde que la morphologie de la langue littéraire. »34

     

    -ie- venu de l'anglo-normand d'après L. Havet35, mais on peut penser que celui-ci à été influencé par le picard. En français actuel, on a DECEM > dix, ELIGERE > élire à côté de TERTIUM > tiers, CEREUM > cierge, NEPTIA > nièce, ADJUTARE > aidier > aider, PECIA > pièce mais SPECIA > épice... amitié, moitié, pitié, CANIS > chien... sans qu'on puisse expliqué le yod.

    De même dans les ordinaux. Les grammaires élémentaires enseignent que dans le plus ancien français (en tout cas au moins jusqu’en 1150) les dix premiers adjectifs ordinaux étaient :

    - prim ou premier (< PRIMARIU),

    - altre (< ALTER) et seont (< SECUNDU) (secont qui est savant et apparaît déjà dans le Comput),

    - tiers (< TERTIU),

    - quart (< QUARTU),

    - quint (< QUINTU),

    - siste ou sixte (< SEXTU),

    - sedme ou setme (< SEPTIMU),

    - uidme ou uitme (< OCTIMU),

    - nuefme (< NOVIMU pour NONU),

    - disme (< DECIMU). Cf. la dîme en français, dixième partie des récoltes prélevée par le clergé ou la noblesse.

    En français, on pense que c'est une influence de disme sous une forme dialectale normande (nord-ouest), donc diesme, qui s'est étendu à la série de deux à dix à partir du XIIe siècle, et qui s'est propagé en ancien français. Cependant d'autres formations ont rivalisé : celle en -ANU > ain notamment (que l'on conserve dans les collectifs semaine, huitaine, neuvaine, dizaine, douzaine, quinzaine).

    En effet, -ẹsimu est traité en roman comme ayant un ẹ entravé, cf. les traitements de quadr(ag)-esima. Or, pal. + ẹ entr. > ẹ : cel, cest, etc. Donc *undec-esimu donnerait onzesme.

    Mais en picard (et non en normand selon Jacques Allières), ce ẹ roman entravé a donné une diphtongue ie : ec]c(e) illum > chil (cilh en wallon), ec]c(e) isti > chis(t), et bellu > biel, testa > tieste...

    Dans les textes, on trouve :

    - La diesme au tricheor baillerent. (Chastoiement d'un père à son fils, XIII, 239). Normandie ou Angleterre.

    - Le fiens qui sont tenus d'euls en diesmage d'Ymare. (Jurés de S.-Ouen, f° 97 r°, Arch. S.-Inf.) (dismage étant le lieu assujetti à la dîme). Normandie.

    - Grange dyesmeresse. (1398, Dénombr. du bailliage de Constentin, Arch. P 304, f°74 r°.) (dismeresse désigne le lieu où l'on recueile la dîme). Normandie.

    - A Geldefort fist toz mener Cels de Normendie a diesmer. (Wace, Rou, 3e p. 7457, Andresen.) (dismer veut dire lever la dîme ou décimer). Angleterre.

    - Por dimer clers et borjois et sergens. (dismer veut dire lever la dîme ou dépouiller). Artois.

    - witime. (28 oct. 1258, Flines, Arch. Nord.) Huitième. Artois.

    - uitisme. (Jurés de S. Ouen, f° 29 r°, Arch. S.-Inf.) Huitième. Normandie.

    - uitième. (Ib., f° 33 r°.) Huitième. Normandie.

    D'après Gustave Fallot, on disait « pramier, primier, prumier (Flandre, 1238, Thes. N. Anecd. t.I, col. 1007), premier, première. Toutes ces formes sont très communes dans les provinces de langage picard et bourguignon : li premiers, la premiere, se trouvent déjà dans les Sermons de S. Bernard. En Normandie on disait : primer, primers, primere, premer (Voy. de Charlem. 96, 99), premere, et quelquefois prime, pour les deux genres. » (Recherches sur les formes grammaticales, p.214). Fallot fait donc dériver la suite des ordinaux de premier (qui aurait donné le hiatus) et non de dixième. D'après lui, premierement également est d'abord utilisé dans la Bible par Jean Beleth (de la Somme). De là dériveraient les autres.

    L.Brébion cite les formes ienme, ième, v. fr. ime, isme, iesme, sert comme en français à former les nombres ordinaux : deusienme, deuxième; dousienme, douzième.36

    Carl-Théodor Gossen semble sous-entendre un compromis entre les formes picarde en -i(s)me et normande et central en -esme.37

     

    D'après Adolf Horning38, le -s à la conjugaison des verbes à la première personne est d'origine picarde et pas toujours du fait d'une analogie avec la forme de la 2e personne (pour les verbes à radicaux vocaliques, tel je vois, je dois, je puis, je suis, je voyais, je devais, je pouvais, j'étais...).39 Pour les verbes en -t ou -d et -r ou -m/-n, en ancien-français, on remplaçait cette dernière lettre le par un -z, qui répondait à -c ou -ch en picard (issu de -io latin). Ce -z [ts] se réduit en -s dès le XIIIe siècle, et s'est propagé aux autres verbes à radicaux consonantique : on a donc je crains, je consens, je veux, je promets, viens, meurs, tiens... Pour les verbes du premier groupe, on avait la terminaison -e à la première personne, surtout à la suite de deux consonnes (encontre). Plus tard le -e se substitua dans tous les verbes de la première conjugaison à -s (redouz > redoute). Par généralisation, on considéra -e et -s comme des terminaisons équivalentes, on a donc substitué plus tard -s à -e à l'imparfait de l'indicatif et au conditionnel.

     

    Le suffixe -aige serait d'origine du Nord-Est (lorrain, bourguignon, wallon et en partie picard dit Kristoffer Nyrop)40 : partout -age, -aage, -aige étaient des formes admises jusqu'au XVIe siècle (le Dictionnaire de Jean-François Féraud (édition de 1788) dit en remarque : « Il n'y a pas encore deux cens ans que les mots terminés aujourd'hui en age, avaient leur terminaison en aige. On disait badinaige, couraige, etc. ), et dans la région parisienne, si on écrivait -aige, on prescrivait (Ramus notamment) de dire -age (le i n'étant qu'étymologique pour la latin -ATICUM, de même pour gaignier prononcé gagner sauf en Picardie d'après Bèze), mais c'est la forme en -age qui l'emporte enfin.

    « Les mots en -age (et, moins souvent, en -ache) apparaissent parfois sous les graphies -aige (et -aiche). Dans le suffixe latin -aticum, par exemple, d'où est issu le suffixe français -age, la présence de la palatale c ne devrait pas suffire, en théorie, à donner naissance à un yod et l'a devrait se maintenir tel quel. On considère donc la graphie ai comme dialectale (Nord, Est et Ouest). Si cette graphie atypique est absente, par exemple, de la Chanson de Roland, elle n'en apparaît pas moins dans un certain nombre de textes littéraires, et déjà dans certains textes assonancés comme le Charoi de Nîmes. On la trouve aussi chez certains trouvères, comme Thibaut de Champagne, mais de manière isolée et pas à la rime, où -age reste de rigueur. Elle ne devient réellement fréquente qu'au XVe siècle où, par exemple, elle est quasiment systématique dans Maistre Pierre Pathelin. Cette farce recèle notamment les rimes corsaige : naige (pour « neige »), froumaige : l'aurai-je, qui montrent sans équivoque que ces mots riment en e. Le registre de l'œuvre est, il faut le rappeler, popularisant.

    Les Traités de seconde rhétorique font aussi une large place à la graphie -aige, et ils associent volontiers les mots en -a(i)ge < -aticum avec des formes comme ai-je ou scay-je. On peut douter néanmoins, que [èJë] (ou [eJë]) se soient jamais insinués jusque dans la déclamation la plus soutenue. Quoi qu'il en soit, le XVIe siècle marque le déclin des graphies en -aige. Chez Marot, les graphies -aige et -age sont occasionnellement associées à la rime, ce qui donne a penser que la première a perdu toute valeur phonétique spécifique. Ronsard ou Peletier me semblent avoir définitivement abandonné la graphie -aige. Quant aux dictionnaires de rimes, celui de Tabourot, qui n'est pourtant pas trop regardant lorsqu'il s'agit de recenser des rimes périlleuses, ignore complètement -aige ; celui de La Noue fait montre de la même ignorance et ne prend donc même pas la peine de mettre l'apprenti poète en garde contre l'emploi de ces formes déjà vieillies. »41

     

    La prononciation -oi- /wè/ puis /wa/ est emprunté aux dialectes de l'est et du nord, durant le XVIIe siècle. Mais cette évolution a eu lieu plus tôt en dans le Nord qu'ailleurs (avant le XIe siècle) : les plus anciens exemples de oi se trouvent dans des textes du Nord.42 Quelques mots seulement ont gardés leur prononciation parisienne43 : faible (pic. foéble), maison (pic. moison), français (pic. françoés)44, raisin (pic. roézin, rojin), craie (pic. cran, croie), claie (pic. cloé), raie (pic. roé), ivraie, harnais, vairon (pic. voarache), mortaise, faire (pic. foére), je vais (pic. j' vos), verre, tonnerre (pic. tonoére), ménage (pic. moénache), la prononciation des lettres bé, cé, dé45... les verbes en -aître (connaître, paraître..., pic. conoéte, parwoéte), les désinences de l'imparfait (chantait, pic. cantoés)...

    Par contre croire, croître, foie, toile, doigt, poire, étroit, froid, droit, armoire, avoine, foin, que je sois, je dois, François, les verbes en -oyer (noyer, broyer, envoyer...) sont typique d'une prononciation du Nord-Est, même si on a logiquement balayer sur balai, essayer sur essai, rayer, enrayer et dérayer sur raie, égayer sur gai, zézayer sur zézaie(-ment), mais effrayer sur effroi (effroyer se trouvait au début XIVe s.), et convoyer sur convoi, fourvoyer, dévoyer sur voie, larmoyer sur larme, aboyer sur aboie(-ment), mais de l'a.fr. plaidoiier, plaidiier, se plaideier, on n'a plus maintenant que plaidoyer, et le suffixe -oyer l'emporte dans tutayer qui a été employé jusqu'au XVIIe s. pour tutoyer, mais pas pour monnoyer qui s'est effacé au profit de la variante monnayer vers le milieu du XIXe siècle, planchoyer a laissé la place à planchéier (« garnir de planches », première attestation en 1558), l'ancien et moyen-français soldeier « payer, récompenser » a forger soudoyer « verser une solde ». À côté de diverses autres formes souppleer, suploier, soupplir, etc., la forme suppléer paraît provenir d'une réfection opérée sous l'influence conjointe du latin supplere, de supplier et de mots comme créer. Créance (lettre de créance, « lettre accréditant celui qui les remet ») est un dérivé du radical cre- des formes fortes de croire et en particulier du participe présent créant (et suffixe -ance). Mécréant est le participe présent de mécroire (au XIIe s., mescreire). C'est clairement le suffixe -oyer qui l'emporte maintenant, par exemple vouvoyer (ou vousoyer, voussoyer), flamboyer, blondoyer, et festoyer, tournoyer, guerroyer...

    La forme ancienne aveine régulière du XIIe au XVIe siècle a été remplacé au XVIIe s. par la forme avoine. On pense que la prononciation ont pu être apportées de l'Est avec le fourrage ou la céréale (tout comme le foin).46 Cependant une influence de la consonne labiale (v, f, m, b...) a pu également jouer sur la prononciation comme dans moins (a. fr. meins) et moindre (a. fr. meindre), [il] abaie > aboie, armaire > armoire, messon > moisson, émoi (du verbe ancien français esmaier, « inquiéter, effrayer »), etc.

    Le latin BATARE « ouvrir la bouche » donne aboyer et béer/bayer/bâiller. Du lat. PLICARE « plier », devenu en a. fr. pleier, ploier, ont été refaites, d'après des verbes à alternance vocalique comme nier ou prier, la prononciation plier en concurrence avec ployer, qui est vieilli et recule dans l'usage, alors que déployer et déplier ont deux usages différent, et qu'on n'a jamais connu que employer. Au XVIIe s., on a essayé d'introduire, sans succès, une différenciation de sens entre plier et ployer. 

    Par contre, on a bien deux sens différent pour soie et saie, « petite brosse en soies de porc, utilisée par les orfèvres », qui reprend la prononciation normande d'origine.

    Malgré l'orthographe, voir comment on prononce moelle, poêle, couenne, comme ouaille (que Charles Maupas prononce oueille en 1625).

    Roide et raide et roidir et raidir sont encore en concurrence même si la prononciation [ε] semble l'emporter (le TLFi indique « [rεd], vieilli [rwad]. Raide est une forme ancienne issue de bonne heure de l'anc. fr. roide et que l'on retrouve à l'époque moderne, où elle l'emporte sur roide considéré comme vieux ou littéraire »). En picard, c'est roéde.

    On a aussi le féminin reine à côté du masculin roi (Froissart écrivait le féminin royne en son temps), cette forme féminine reine est une écriture savante d'après Théodore Rousset (latin REGINA), et ce n'est qu'à la fin du XVIe siècle, qu'on prononça [rεn]. Enfin dans la vénerie, on a le mot époi (cor qui termine l'empaumure d'un bois de cerf) et de même origine (dès le 1er quart du XIVe s.), l'a. fr. espeyard « cerf dans sa troisième année ».

    Cela explique l'hésitation entre la prononciation du suffixe gallo-roman -ĒSE formant les gentillets. Leur distribution dépend de la forme phonique de la terminaison (-on et -land détermine le suffixe -ais dans 93% des cas, par exemple dans Lyon > Lyonnais, Groenland > Groenlandais, et la terminaison [εl] -el, -els, -elle, -elles détermine le suffixe -ois (77%) par exemple dans Fontenelle > Fontenellois...).

    Mais on remarque aussi une répartition régionale : -ais est le suffixe préférentiel de l'Ouest de la France (Nantes > Nantais), -ois plutôt de l'Est, du Nord de la France et de la Wallonie (Lille > Lillois, Ath > Athois, Bar > Barrois ou Barisien, Metz > Messois forme fautive pour Messin, Vouziers > Vouzinois...)47.

    Étonnamment, on a Artois, mais Artésien et non Artoisien (en picard Artoés, et Artisien), comme on a Savoie, Savoisien.

    Comparons encore la conjugaison à l'imparfait des verbes foére ou foaire « faire » et envéier ou invoéyer « envoyer » :

     

    français

    picard d'Amiens

    je faisais

    tu faisais

    il faisait

    nous faisions

    vous faisiez

    ils faisaient

    éj foaisoais

    tu foaisoais

    i foaisoait

    os foaisoème

    os foaisoète

    i foaisoai'te

     

    français

    picard d'Amiens

    j'envoie

    j'invoée

    j'envoyais

    j'invoéyoais

    j'enverrai

    j'invoérai

    j'enverrais

    j'invoéroais

    que j'envoie

    éq j'invoéche

     

    Autre influence, l'hésitation pour les verbes en -endre et -ondre où le d épenthétique (caractéristique des dialectes d'oïl centraux) sera présent ou non dans la conjugaison du vieux verbe semondre (et ses anciennes formes) et tondre ou prendre (10 verbes suivent ce modèle dont : apprendre, comprendre, déprendre, désapprendre, entreprendre, éprendre, méprendre, prendre, reprendre, surprendre) et attendre (56 verbes suivent ce modèle dont : survendre, descendre, fendre, revendre, détendre, suspendre...), par exemple au présent de l'indicatif pour les personnes du pluriel :

    semondre

    tondre

    nous semonons / semondons

    vous semonez / semondez

    ils semonent / semondent

    nous tondons

    vous tondez

    ils tondent

     

    Voir : « Semonez-moi et sains et saintes » (Fabliau de la Court du Paradis, vers 53)

    « Et nos vos en semonons » (La croisade de Constantinople, XLVI)

    « Que li saint par la cité sounent, / Les gens esmoevent et semonent / D'aler oïr le Diu mestier. » (Amadas Et Ydoine, vers 3717-19)

    « Vos douces amors me hastent / et semonent et travaillent. » (Aucassin et Nicolette, XXXVII, vers 12-13)

     

    prendre

    attendre

    nous prenons

    vous prenez

    ils prennent

    nous attendons

    vous attendez

    ils attendent

     

     

    apprendre

    suspendre

    nous apprenons

    vous apprenez

    ils apprenent

    nous suspendons

    vous suspendez

    ils suspendent

     

    Pierre Le Goffic, dans Les formes conjuguées du verbe français: oral et écrit (p.99-100) dit : « Le [d] de [põd] provient de l'infinitif : seuls l'infinitif et le futur, avec un [d] épenthétique entre [n] et [r], sont réguliers du point de vue étymologique. Par la suite le thème [põd], senti comme le radical du verbe, s'est étendu à toute la conjugaison : le présent ancien (il) pont, (vous) ponez a été refait en il pond, vous pondez (cf. fondre, tondre, répondre). La participe passé ponnu a été refait en pondu, et la passé simple ancien (il) post a été remplacé par il pondit. » Pour prendre (p.101) : « L'infinitif prendre est régulier, de même que le futur prendrai, mais ce verbe a perdu le -d- de son radical au présent (et temps associés), pour des raisons mal élucidées (Fouché, 1967, p.107), où l'analogie avec nous tenons, nous venons a sans doute joué un rôle : le paradigme ancien (il) prent, prendons, prendent est devenu prent, prenons, prenent. L'élimination du [d] au pluriel n'a pas empêché la réintroduction d'un -d- graphique au singulier en m.fr. ! »

    Yves-Charles Morin arrive à la conclusion que « les alternances du type prendoit ~ prenoit du verbe PRENDRE semblent remonter à une différentiation dialectale ancienne, antérieure à la période de l'ancien français. La suite [nd] dans les paradigmes qui connaissent le type prendoit est héréditaire et reflète directement celle de l'étymon PRĒNDĔRĔ. Cette évolution est bien attestée sur le territoire comprenant maintenant le Hainaut et le Département du Nord.

    « Les autres paradigmes remontent à des formes où la suite originelle [nd] avait été réduite à [nn] puis à [n] à l'intervocalique. Dans la plupart des régions d'oïl, [nd] s'est probablement réduit à [n] avant la syncope, de telle sorte que l'infinitif PRĒNDĔRĔ, devenu ['prenere], a évolué comme PŌNĔRĔ, c'est-à-dire que ces deux verbes deviennent prendre et pondre dans les régions qui connaissent l'épenthèse dans les suites [nr] et p(r)enre et ponre ailleurs. Dans la plupart des régions où il apparaît, si le [d] du paradigme de PRENDRE a la distribution des [d] épenthétiques, très certainement parce que c'est un [d] épenthétique, et non parce qu'il a été refait par analogie sur le modèle de PONDRE ou de tout autre verbe.

    « On ne peut totalement exclure cependant, que dans certaines des régions qui connaissent le paradigme prendre - prenoit, la réduction complète de [nd] ne se soit produite qu'après la syncope. Dans ces régions, [nd] après la syncope et ne se réduite que plus tard devant la voyelle. Ou encore, [nd] pouvait être a stade [nm] au moment de la syncope, permettant à la géminée de redevenir [nd] au contact du [r] : ['prennere] > ['prennre] > ['prendre]. C'est certainement ce qui s'est produit dans une région comprise dans les Départements de la Somme et du Pas-de-Calais, puisque l'épenthèse dans les suites [nr] y est exceptionnelle. »48

     

    Un série de suffixes est a passer au crible.49

    • suff. diminutif -īccus / -īcca (penchant à -ittus/-itta, qui donne -et/-ette en français) : sur prénom -chon (Bodechon), son/çon (Jeanson, Bodson, Jackson, Berneçon), -con (Helecon), parfois en variante de -ekin (Bodechon/Boidekin, Rennechon/Renekien, Hanon/Hanot/Hanekin), bourriquet (fagot de branches), flamique/flamiche, manique... (-equin viendrait de -īccus + -īnus) : verquin (petit verre), boulquin (petite boule), noirquin (noireau), molequin (étoffe précieuse de lin) > moliquinier, molequinerie, mandekinier (vannier),

    • suff. -ōccus / -ōcca : -oque, -oquer : épinoque (épinoche), effiloquer (effilocher), balleuque (enceinte extérieure, banlieue)...

    • suff. péjoratif -ūccus / -ūcca : raveluque (rave sauvage), et raveluquer (déraisonner), éplyuquer (éplucher), boilluque (tripaille)...

    suff. péjoratif -accus / -eccus : s'imbernaker (s'empêtrer), poussaker (pousser), fournaker (fouiller), broussaker (mal ranger, brouiller), un brisake (un brise-tout), veulakeux (vaurien, bandit), fummaquer (fumer beaucoup), bousaquère (femme malpropre), treineke (traîne, espèce de filet)...

    Ces suffixes aboutissent également au son /k/ en wallon, normand, lorrain et provençal, l'origine de mots français avec ces finales n'est pas assurément du picard. Les formes en -iche, -oche, -uche descendrait de la forme latine concurrente -iceus, -oceus, -uceus (cf. en italien -occo et -occio : calabrais ciucciu/ciuccia / toscan ciuco/ciuca / italien sciocco "bourriquet, petit âne" ; et roumain -oc et -uc/-uca/-ucă/-uț/-uța/-iță, ex. mițoc / mîță, "chat / chatte"). Par contre, le suffixe -ache/-iche/-oche/-uche descendant d'un -aceus/-iceus/-oceus/-uceus latin est bien certainement d'origine normanno-picarde :

    -ache : bernache, bourrache, rondache...

    -iche : flamiche, bourriche, pâlichon, pouliche, catiche (bordure d'herbes autour des jardins maraîchers, env. d'Abbeville), castiche (mur bordant une rivière) (attestation sûre). L'étymologie de caniche n'est pas sûre50, de même barbiche ou biche. Cf. aussi peut-être les noms de villes : Aniche, Attiches, Coutiches (59) et Fréniches (60). Après correction en -is, -ie ou -i : pilotis (issu d'un ancien pilotiche), bouhourdich > bouhourdi « premier dimanche du Carème », toupiche (toupie), galichon (galette)...

    -oche : caboche, balocher, filoche (et effilocher), galoche, brioche, pioche...

    -uche : capuche, capuchon, caruche (prison, cf. incarcérer)...

     

    Évoquons également le suffixe -il/-ille avec E. Philipon51. « A la série méteil, oreille, treille, corbeille, corneille, seille, le français commun oppose une série de formes avec i, telles que persil, til, chenille, lentille, étrille, faucille, alors qu'il eût pu éviter cette antinomie en s'adressant au poitevin perseil, teil, foceille, étreille, ou au bourguignon tseneille, tseveille, lenteille. Ce sont bien évidemment des formes venues de dialectes différents que l'on doit reconnaître dans enseigne et signe < sĭgnat, sommeiller et pendiller, faisselle < fĭscella et arbrisseau < arboriscellu-, leçon pour un primitif leiçon et plisser < plectiare, fayer < frĭcare et ploier < plĭcare, noyer < nĕcare et pier < prĕcare.

    « Il est même arrivé que le français a donné droit de cité à des dérivés qui appartiennent à une formation dialectale différente de celle des simples correspondants, c'est ce que l'on constate pour tilleul et tignasse qui sont venus se juxtaposer à teille et à teigne, après avoir dépossédé les formes normales teilleul et teignasse.

    « Dans des cas d'ailleurs assez rares, l'Académie a fait accueil à deux formes dialectales différentes. De là les doublets teille et tille, teiller et tiller, greillon et grillon, ceintre et cintre, ceintrer et cintrer, cingler pour un plus ancien çaingler et sangler < cĭngulare, saingle et sangle < singulu-, cf. charrier et charroyer, subst. verb. charri (veilli) et charroi, ployer et plier, employer en regard de supplier, reployer et replier.

    « Tandis qu'employer a barré la route à emplier et que supployer s'est laissé supplante par supplier, ployer et déployer se défendent encore contre plier et déplier ; seulement, dans sa recherche de précision et de clarté, la langue incline à répartir entre les deux formes concurrentes des significations qui à l'origine leur étaient communes ; comparez, par exemple, les expressions "ployer sous le faix" et "plier un habit", "déployer ses ailes" et "déplier sa marchandise". A côté de léchier pour un primitif leichier <*lĭgicare, on voit apparaître, dès le XIIe siècle, la variante dialectale lichier qui a fini par prendre en français le sens spécial de "manger et boire sensuellement". Le bourguignon ne connaît que loichier et le lyonnais que lichî. Des spécialisations de sens analogues ont affecté les doublets d'origine dialectale cingler et sangler, ceintrer et cintrer, charroyer et charrier.

    « A l'assemblage bizarre de formes hétéroclites qui caractérise le français littéraire, il convient d'opposer la régularité parfaite avec laquelle les diverses formes romanes sorties du phonème ẹ + ị se sont réparties entre les divers parlers populaires de la France.

    POITOU : meil "mil", bareil "baril", arteil "orteil", perseil "persil" ; bouteille, cheneille, cheveille, étreille, foceille, nanteille "lentille", treille ; teigne ; plyèye < plĭcat ; seillon "sillon", veiller, chareyer, appareiller.

    BOURGOGNE : barè, artè ; avèye, tsenèye, tsevèye, etrèye, focèye, kèye, nantèye, orèye, trèye ; teigne ; plèye < plĭcat ; sèyon, téyot "tilleul", tsarèyer, vèyer "veiller", prèyer, lèyer.

    ARTOIS et PICARDIE : bari, persi ; kévile, étile, fochile, kile, lentile, trile ; tine, falise "falaise" ; tilyeu, milyet, tignon, pichon "poisson", milleur, nient, karier, prier ; anc. artès. franchise, trille, pisson, lichon < lectione, milleur, nient, signor, priier.

    NORMANDIE : mil, bari, persi ; keville, étrille, focille, kille, lantille ; orile "oreille", vrile "vrille" ; milet, tilleul, viller "veiller", karier, prier, lier ; anc. norm. flambie "flamboie", otrie, lie, amendise ; oriiller "écouter", gopiller "ruser", prier, lier, otrier, liçon < lectione (Saint-Alexis).

    LYONNAIS : artè "orteil" ; avilli, barilli, botilli, chanilli, nentilli, silli "seille", equevilles < scopĭlias, trilli ; tigni ; sillon, tillot "tilleul", milyu "meilleur", sorillî < sol + ĭcu-lare, marvilyu, licion "leçon", lichî "lécher", villî "veiller", priyî, liyî "lier", pliyî "plier" ; anc. lyon. (jusqu'au XVIIe s.) aveilli, bareilli, boteilli, seilla (sic) < sēcăla, n. lyon. silla ; preyer, meillor, despleyer.

    DAUPHINE : perecei pour un primitif pereceil "persil", petei < pistĭliu, anc. dauph. pesteil "pilon", cholei < calĭculu- "lampe" ; avilli, chavilli, nantilli, volpilles "peaux de renard" ; tigni ; tillot, essorillier "exposer au soleil", lichier "lécher".

    FOREZ : paréy "pareil" ; aveilli, bouteilli, chaneilli, lenteilli, seilli, moreilli "noiraude" ; anc. forez. perecel "persil", vermeyl, aneilli, treilli.

    « Les constatations que l'on vient de faire dans quelques parlers français ou rhodaniens, nous pourrions les faire également dans les parles provençaux ou dans ceux de la péninsule italique. Pour ces derniers, il me suffira de citer le vénitien : megio "mil", tegio "til", cavegia "cheville", stregia "étrille", maravegia "merveille", tegna "teigne" ; somegiar < *similiare.

    Sont donc potentiellement originaire du Nord ou de Normandie52 :

    • tilleul (lat. pop. *tiliolus « tilleul », dimin. de *tilius « id. », masc. issu du lat. class. tilia fém. « id. ». (anc. fr. teill et teil)

    • tille, teille (lat. d'époque impériale tilia « tilleul », d'où « écorce de tilleul », p. ext. « écorce ».) Le français commun emploie concurremment teille et tille, teiller et tiller.

    • croisille (de croix, suff. -ille, lat. crucilia) (anc. fr. croiseille)

    • morille (lat. *maurīcŭla, dér. de maurus «brun foncé», v. maure, en raison de la couleur sombre de ce champignon). En alld Morchel, en néer. morilje, anc.fr. moreillon, morillon.

    • oisillon (dér. de oisel, forme anc. de oiseau; suff. -illon (-ille + -on), lat. *aucellione). Anc. fr. oiseillon.

    • arbrisseau (lat. arboriscellu) anc. fr. arbreisel, arbroissel

    • vermisselle (lat. vermiscellu) anc. fr. vermesel, vermoiseau, vermissial.

    • lentille (lat. pop. lentīcula, class. lentĭcula « lentille (plante et graine); taches de rousseur » (dimin. de lens, lentis « lentille »)) bourg. nantèye, lorr. lentéye, poitev. lanteille, à côté du normand, du picard et de l'artésien lantille, lantiye, lantile.

    • vrille (du lat. viticula « cep de vigne; tige d'une plante grimpante » (dér. de vitis « vigne ») d'où les anc. formes judéo-fr. vedile « id. » fin xies, vedille, xiiies.; a. fr. veïlle mil. xives. ; 1542 vehille (cf. l'ital. viticchio « id. » xives.) et le sens de « outil de fer à vis » 1295 veile, avec -r- mal expliqué, peut-être par épenthèse, ou sous l'infl. de mots de la famille de virer).

    • chenille (lat. can-icula proprement « petite chienne » (en raison de la forme de la tête de la chenille)). bourg. tseneye, champen. et lorr. chenèye, poitev. cheneille, en regad du français commun chenille. Le latin populaire *corn-icula a donné en français corneille, cornaille, cornoille et cornille, en v. provençal cornelha et cornilha, en espagnol corneja, en toscan corniglia.

    • baril (issu d'un gallo-rom. barriculus, prob. dimin. de *barrica (barrique*; v. Cor., s.v. barril et barrica))

    • grille et griller (lat. class. craticula « petit grill », dimin. de cratis « claie, grille »)

    • tignasse (à côté de teigne et teigneux)(1. a) 1680 tignasse « mauvaise perruque » (Rich.); 1690 teignasse (J. B. Thiers, Hist. des Perruques, p. 29); b) 1808 teignasse « coiffe enduite d'onguent dont on recouvre la tête des teigneux » (Boiste); 2. 1680 tignasse « chevelure mal peignée » (Rich.); 1690 teignasse (Fur.). Dér. de teigne; suff. -asse (-ace))

    • digne (empr. au lat. class. dignus « digne de, qui mérite (quelque chose); méritant, digne »)(à côté de daigner, dédaigner, mais s'indigner.

    • signe (empr. au lat. signum (cf. le doublet seing qu'il a remplacé)) à côté de enseigne.

    • -ĭcare : fier (*fidare), lier (ligare), nier (negare), plier (plicare), prier (precare), scier (secare) mais frayer (fricare), doyen (decanus), octroyer (auctorare/auctorizare)...

    • vouivre (var. de guivre, lat. class. vipera « vipère » altéré en *wipera sous l'infl. de nombreux mots germ. en w- (v. aussi guipe), cf. l'a. h. all. wipera, lui-même empr. au lat. vipera) à côté de hérald. voivre (1306), vivre, dans les dial. du Centre et de l'Est.

    • brebis, souris, chenevis : le dernier d'origine bas-normande (kenevis, kenevwi, kenwi en picard)

    • prison (lat. pre(n)sionem, acc. de *pre(n)sio , contraction de prehensio «action d'appréhender au corps» (prendre), devenu preison, puis prison, sous l'infl. de pris, part. passé de prendre).

    • priser (b. lat. pretiare «estimer, priser») anc. fr. preiser.

    • gambison (rad. de l'a. fr. gambais « pourpoint rembourré ») suff. -aison* remplacé (dans certains dial. et sur le modèle de mots sav.) par la forme collatérale -ison*.

    • connil (lat. cuniculus « lapin », mot d'orig. ibérique selon Pline, mais esp. conejo, port. coelho. En Italie, le bologn. conej, conel s'oppose au tosc. coniglio). Le wallon a : conin.

    • goupil : 1121-34 gupil (Ph. de Thaon, Bestiaire, 1776 ds T.-L.). Du b. lat. vulp-iculus, lat. class. vulpecula « petit renard », dimin. de vulpes « renard ». On aurait en picard, normand, wallon, champenois... wulpille, wulpeille...

    • charrier : issu de charrer « jaser, plaisanter » attesté ds les parlers de Normandie (karier en picard).

    • tricher : lat. *triccare, du b. lat. tricare, lat.class. tricari « chercher des détours, chicaner » par redoublement expr. de la cons. finale du rad. picard triquer (cf. ang. Trick)

    • châtier : lat. castigare « corriger » attesté en lat. eccl. au sens de « se mortifier ». picard castier, catier.

    • figer : norm. à l'orig.; du lat. pop. *feticare proprement « prendre l'aspect du foie »; de *feticum « foie » issu du lat. de l'époque imp. ficatum devenu *fecatum (v. foie) puis feticum, avec métathèse des consonnes c et t et substitution de suff.; la forme figier serait due au pic. fie issu de *ficatum.

    • cheville semble provenir du bas normand (haut-normand et picard : keville), moins probablement du wallon cheville, à moins qu'il s'agit d'un emprunt technique du langage de la mine (dans le sens de pièce de bois : Ca 1160 « tige de bois dont on se sert pour assembler des pièces » (Eneas, 249 ds T.-L.) ; ca 1200 « tenon pour accrocher » (1recontinuation de Perceval, éd. W. Roach, I, 10439) ; ce qui n'explique pas le sens anatomique : Ca 1165-70 anat. (Troie, 16776 ds T.-L.)).

    • faucille 1121-34 falcilles (Ph. de Thaon, Bestiaire, 766 ds T.-L.). Du b. lat. falcicula « faucille, serpe ». Philippe de Thaon était un moine et poète anglo-normand du début du XIIe siècle.

    • le latin classique fĭscella "petite corbeille où l'on fait égoutter les fromages" a donné en langue d'oïl feisselle, faisselle, foisselle et fisselle. Cette dernière forme est manifestement originaire du nord ; on la trouve dans Raoul de Cambrai, 1187, ainsi que dans un titre picard et dans l'Evangile aux femmes d'un poète du Cambrésis, cités l'un et l'autre par Goderoy, IV, 13 ; la forme flamande fissielle a été relevée par le même lexicographe dans un titre des archives de Lille. Il s'en est fallu de peu que fisselle n'obtînt droit de cité dans la langue littéraire ; c'est cette forme, en effet, qu'employait Remy Belleau, l'un des poètes de la pléiade. La forme parisienne faisselle a toutefois fini par l'emporter.

     

     

    C'est particulièrement au moment de la constitution de la langue que les picardismes (et normandismes) entrent dans la langue commune. Au XVIe siècle, ce sont les gasconnismes ou le jergonne en lymosinois (on avait l'habitude à l'époque de considéré comme gasconade tous les mots venant du midi de la France) qui l'emportent, suivie des mots des dialectes du centre, qui est la source du français standard. Même si le poète Jean-Antoine de Baïf (1532-1589) précise que, durant son séjour au Collège Royal : « Là quatre ans je passay, façonnant mon ramage / De grec et de latin et de divers langage / Picards, Parisien, Touranjau, Poitevin, / Normand / et Champenois mella son Angevin » (Euvres en rime, Edit. Ch. Marty-Laveaux, I, CI, Au Roy).

    Et même Ronsard (1524-1585), trouvant l'idiome national encore incertain, comme le grec au temps d'Homère, permet en 1559 l'emploi de tous les dialectes : « Tu sauras dextrement choisir & approprier à ton œuvre les mots plus significatifs des dialectes de nostre France, quand mesmement tu n’en auras point de si bons ny de si propres en ta nation, & ne se fault soucier si les vocables sont Gascons, Poitevins, Normans, Manceaux, Lionnois ou d’autres païs, pourveu qu’ilz soyent bons & que proprement ilz signifient ce que tu veux dire, sans affecter par trop le parler de la court, lequel est quelquesfois tresmauvais pour estre le langage de damoiselles & jeunes gentilzhommes qui font plus de profession de bien combattre que de bien parler. […] Tu ne rejecteras point les vieux verbes Picards, comme voudroye pour voudroy, aimeroye, diroye, feroye : car plus nous aurons de motz en nostre langue, plus elle sera parfaicte, & donnera moins de peine à celuy qui voudra pour passetemps s’y employer. » (Abrégé de l’art poétique français). A la fin du siècle, l'hésitation dure toujours, car de Laudun d'Aigaliers considère toujours comme un abus j'allois au lieu de j'alloi, sauf dans les cas où la rime y contraint.53

    Vauquelin de la Fresnaye (1536-1606) recommande à son tour l'étude des dialectes : « L'idiome norman, l'angevin, le manceau, / Le françois, le picard, le joli tourangeau, / Aprens, comme les mots de tous arts mécaniques, / Pour en orner après tes phrases poétiques. » (Art poétique, 1574, L, vers 363-364).

    Mais il ne s'agit plus ici d'emprunt proprement dit (fait pour une langue d'incorporer une unité linguistique, en particulier un mot, d'une autre langue), il s'agit ici de servir l'art poétique, ce sont des provincialismes (mot, emploi d'un mot, expression propre à une province, qui n'est pas en usage à Paris). Il s'agit de faire du beau.

     

    Concernant les emprunts sémantiques, des ensembles se dégagent selon le domaine originaire des régions septentrionales : la filature, la mine, la mer et la faune, mais aussi la fête.

     

    Concernant le vocabulaire de la mine, Ferdinand Henaux pérore : « Une vérité enfin que nous nous ferons un honneur de mettre au jour, c'est que la langue des Quarante n'a pas dédaigné de faire à notre patois des emprunts ; et comme preuve superflue qu'il possède tous les caractères qui constituent réellement une langue, c'est le nombre considérable de mots techniques en usage dans les arts et métiers, qui mettent ceux-ci à la portée de l'ouvrier le moins intelligent. Dernièrement, on a vu un inspecteur-général des mines, en France, déclarer hautement qu'il n'y avait que les houilleurs du pays de Liége qui eussent leur dictionnaire, et le seul qui contînt des mots propres aux travaux d'extraction ; ce qu'on chercherait en vain chez les mineurs des autres nations. »54

     

     

    A une certaines époque, le français eu recourt à des emprunts au latin pour compléter son vocabulaire. Mais les sonorités du latin et du picard étant plus proche, on peut penser que le picard a servit de pont entre le latin et le français. Ce phénomène est connu notamment en russe. Boris O. Unbegaun prétend en effet que le slavon s'est maintenu à côté du russe.55 Mais c'est le russe qui influença le slavon au XVIIIe siècle, et non l'inverse. Qu'on pense au mot incanter en français, dont l'origine est latine sans contexte (incantare), mais qui a été francisé tout en gardant ces sonorités qu'on peut dire picardes, l'équivalent français étant enchanter, et picard incanter.

    L'origine du mot requin est également un bon exemple des écheveaux à démêler. Le Trésor de le Langue française dit : Orig. controversée. Peut-être de quin, forme norm. de chien (cf. chien de mer « requin », 1re moit. XIIIe s., v. chien, étymol. B 1, encore att. en Normandie, v. FEW t. 2, 1, p. 194a); FEW t. 2, 1, p. 197a, note 16 doutait de cette étymol. en raison du préf. qui présente aussi la forme ra- (Marseille ds Mistral; Wallonie d'apr. Sain. Sources t. 3, p. 418); Bl.-W.5 propose d'interpréter le préf. comme un intensif. En tout cas le mot est souvent associé à chien de mer d'où la forme rechien (1614, Yves d'Evreux, p. 132 ds Fried. 1960, p. 544) et dès 1578 requien (Léry, pp. 32-33, ibid.), puis requiem 1695 (Le Maire, p. 116, ibid.) par l'effet d'un rapprochement avec requiem* d'où l'étymol. de Huet ds Ménage 1750: « quand il a saisi un homme... il ne reste plus qu'à faire chanter le Requiem, pour le repos de l'âme de cet homme-là ». Pour d'autres étymol. peu convaincantes, v. Barbier ds R. Lang. rom. t. 56 1913, pp. 230-231, L. Spitzer ds Z. rom. Philol. t. 42 1922, pp. 342-343, Sain. t. 2, p. 349, Guir. Lex. fr. Étymol. obsc. 1982.

    On peut aussi évoque les mots case et casé/se caser (argot) : la première attestation est de 1269-78 dans Jean de Meung (dans le Roman de la Rose), désignant déjà une « petite maison » (avec le dérivé casel, caselle, casette).

    Dans le sens de case de jeu, il aurait été emprunté au XVIIe siècle à l'espagnol casa, « compartiment d'un jeu d'échecs ». Dans le sens argotique, il est attesté dès le XVIIIe siècle. On le fait dériver de case. Mais on peut aussi penser au mot casier. Un emprunt tardif au latin poserait problème. Pourquoi le sens serait resté constant pour ce terme du vocabulaire on ne peu plus courant, mais la forme serait resté case alors que la forme chase disparaît. En effet, tous ces termes se retrouve sous une forme centrale chase, chese/chiese (anc. fr. « hôtel, demeure » qu'on retrouve dans les toponymes Chièce-Deu, Chèzeneuve, Chaix, Cheix, Chaise-Dieu, la célèbre abbaye de la Basse-Auvergne et de nombreux autres Chaise(s) et autres Saint(e)-Chaise, on a dans le Nord le nom La Quièze), chasier, chaser... La préposition chez est dérivé du latin casa. On pense par ailleurs que le terme casanier (premier sens de « prêteur d'argent italien établi en France », 1315 sous la forme casenier) a pu s'emprunter facilement à l'italien. De même, le terme casemate, dérivé de casemater (de l'italien casamatta). Mais alors pourquoi Rabelais disait chasmate (« fossé » qui est le sens grec). Le terme vieilli casin serait dérivé également de l'italien casino (« petite maison »).

    L'étymologie du chas d'aiguille est également incertaine (anc.fr. chas, chaps « corps de bâtiment, partie de la maison, pièce », ou directement du lat.class. capsus « caisse, sorte de cage », anc.prov. cas « caisson, ballot », lat. *cavaceum < cavum « trou, cavité » ; masc. de châsse pour Littré). Or ce mot se dit case en picard.

    Dans le domaine d'oïl, on dit chasière, chaseret ou chaseron pour la forme du fromage. On trouve aussi le mot caserette chez Littré. Se mot se fait dérivé du latin caseus. Mais on peut penser à une longévité du mot chase (avec ce sens de « panier »), avec le concours d'une influence de la cha(s)toire, chature, catoire en picard, la « ruche d'abeille » (rappelant la forme d'un panier, mais évoquant la maison, cf. l'expression citée par Henry Carnoy (en 1879) il est cum un essaim das s' catoère, « il est comme une abeille dans sa ruche, pour indiquer qu'on est très bien dans le lieu où l'on est en ce moment »).

    Sigard cite dans son Glossaire étymologique montois (1870) le mot cassine avec le sens de « cabane », et casse pour « étui » (de même Corblet).

    Jouancoux en 1880 (Etude pour servir à un glossaire étymologique du patois picard) cite le terme camuche, désignant un « réduit » ou la « cabane du chien », avec le dérivé carmuchotte (auquel Jules Corblet donne le sens de « petite étable »). De même canichot (« retraite, petite niche, petit trou ») et son dérivé carnichotte. Connaissant le rhotacisme courant du picard, on peut penser que ce ca(r)- dérive également du case ancestral. Il cite également casan (« paysan, campagnard ») qu'il fait remonter au latin casa (parce qu'il habite une chaumière). Mais encore le mot casier avec le sens de « maison vieille, mal bâtie, incommode » (cité par Corblet également). Enfin cassemaque « coffre, meuble usé » (que Corblet cite aussi).

    Caruche est aussi encore vivant en picard pour désigner la « prison », le mot est de la même famille que le français incarcérer, dont la première attestation est le picard encarcéré, du latin médiéval incarcerare (de in et carcer, « prison » qui donne en français chartre). Bref avec cet constance de la forme picarde, pourquoi faire remonter case et caser à l'italien ?

     

    Partant des études de Peter Wunderli56 et Karl Gebhardt57, qui cite le nombre total de 404 emprunts au normanno-picard, explorons ces mots venus du Nord.

    En résumé, on compte 61 termes entrés au XVIe siècle dans la langue commune, 68 au XVIIIe et 115 au XIXe siècle. C'est aussi de là qu'ils viennent en plus grand nombre du XIe-XIIe siècle au XVIIe siècle.

    1. termes maritimes (24%) : agrès, beaupré (mât), bitte (poutre), bouée, bouquin (embouchure), câble, capéer, carlingue, crique, échouer, égrillard, s'enliser, flotte, gabet (girouette), garer, girouette, houle, jusant (reflux), mare, marécage, nager, puchot, renflouer, revolin, suroit, tillac, toupie, venet, vergue.

    2. Termes techniques et industriels (37%) (agriculture, construction, instruments) : accabler, affiquet, bauque/baugue, bidon, bouquet, bourriche, brancard, brioche, cambrer, camp, carnage, caseret, cassette, cauchemar, colombe, commis, dalle/dalot, dariole, élaguer, émoi (pressoir), équignon, essieu, flèche, galoche, grésiller, gibelet, hangar, harpon, houppe, loure, maise/mèze, marquer, met (pressoir), mouver, pilotis, pucher, remugle/remeugle, rondache, taudis, vérin.

    3. animaux (+poissons) (13%) : bercail, bertonneau, brocard, colimaçon, crevette, filion, homard, marquesin, litorne, mouette, pouliche, requin, roquet, salicorne.

    4. Plantes, botanique (6,5%) : bouquet, bourdaine, bucail/blocail, capendu, escourgeon, liquet, pommage.

    5. Industrie textile (6,5%) : baude, canevas, ébrouer, écagne, caret, requinquer, traversin.

    6. Termes littéraires (2%) : fabliau, vaudeville

    7. Termes populaires (11%) : caboche, cabochon, cajoler, caliner, carogne, catimini, dupe, galimaufré, se gausser, mercerie (il a plu sur sa mercerie), miquelot, ricaner.

    8. Termes d'administration (1%) : chef-lieu58.

     

     

    Citons encore quelques mots venus du wallon et/ou du flamand : cabine, cingler (frapper), dégingander, étiquette, grouller/grouiller, hautin (poisson), bouquin, houille, étape, frelater, paquer, trique, hausse-col, pique, villebrequin, varlope, guiller.

     

     

     

    1 A.Boucherie, La Vie de saint Alexis. poëme du XIe siècle, édition de M.Gaston Paris (Revue des langues romanes T5, 1874, p.36.

    2 Revue de philologie française. T.23, 1909.

    3 Revue de philologie française. T8, 1894.

    4 Bulletin de la Société de linguistique de Paris, T.35, 1935, p.84.

    5 Antoine Meillet, Différenciation et unification dans les langues, in Scientia, vol. 9, 1911, Édition de 1921.

    6 Cf. sur le sujet, Adolf Horning, Über Dialektgrenzen im Romanischen, in Romania, T.XVII, 1893, p.160 c.

    7 « Souvent les évolutions phonétiques ne se font pas sur place. Elles ont un point de départ, un épicentre, comme on dirait en sismologie et elles se répandent à l'entour, passent d'une ville à l'autre, suivent le cours des fleuves en montant ou en descendant, suivant le sens de circulation dominant. La palatalisation n'est pas ancienne en gallo, il l'a reçue du poitevin qui l'avait acquise précédemment, venant probablement de Lyon. Lyon est dans le Forez, dans la zone romane dite franco-provençale (très mauvais nom pour dire que la langue n'y est ni française ni provençale) qui est au contact du rhéto-roman où la palatalisation est aussi très remarquable. Si on consulte les textes anciens, en poitevin et en saintongeais on constate que la palatalisation n'est pas totale dans ces pays. Elle a atteint le saintongeais vers le 18ème siècle. Elle a traversé le gallo pour atteindre le breton et devenir caractéristique du vannetais, alors qu'au 19ème siècle elle était encore très limitée. L'évolution est toujours en cours, en gallo comme en breton. » (Alan Raude, Linguistique gallèse, in Escrirr Le Galo (ELG) - Ecrire le Gallo [http://www.bertaeyn-galeizz.com/escrirr7.htm])

    8 http://www.berry-passion.com/expressions%20berrichon_patoisant.htm

    9 Maurice Wilmotte, Études de dialectologie wallonne. III. La région namuroise, in Romania XIX, p.73.

    10 Maurice Wilmotte, Études de dialectologie wallonne. III. La région namuroise, in Romania XIX, p.81.

    11 Maurice Wilmotte, Études de dialectologie wallonne. III. La région namuroise, in Romania XIX, p.82.

    12 Maurice Wilmotte, Études de dialectologie wallonne. I. Liège, in Romania XVII, p.561.

    13 Adelin Grignard, Phonétique et morphologie des dialectes de l'Ouest-wallon (1908), p.59.

    14 Adelin Grignard, Phonétique et morphologie des dialectes de l'Ouest-wallon (1908), p.67.

    15 Thomas Logie, Phonology of the Patois of Cachy (Somme), Publications of the Modern Language Associations of America, Vol. VII, n°4, 1892, p.10.

    16 Joseph Sigart, Glossaire etymologique montois, Librairie Polyglotte de Ferd. Claassen, Bruxelles & Maisonneuve et Cie, Paris, 1870, p.7.

    17 Pierre Guiraud, Patois et dialectes français, Que sais-je ? N°1285, PUF, Paris, 1978, p.27.

    18 Charles Camproux, Les langues romanes, Que sais-je ? N°1562, PUF, Paris, 1979, p.75-76.

    19 L'orthogaphe étymologisante et l'accord du participe passé (sur le modèle de l'italien) est un témoignage de cet volonté de faire du français une langue précise et parfaite. Les grammairiens se sont donc uniquement basés sur l'usage oral de la court, et surtout et de plus en plus sur la langue écrite des écrivains.

    20 Jules Corblet, Glossaire étymologique et comparatif du patois picard, ancien et moderne, Dumoulin, Paris, 1851, p.22.

    21 John Ruskin, La Bible d'Amiens (1885 ; 1904, trad. de Marcel Proust), chap. I, p.115.

    22Jules Michelet, Histoire de France, Hachette, Paris, 1833, p.117-119.

    23 Henriette Walter, Le français d'ici, de là, de là-bas, JC Lattès, Paris, 1998, p.268.

    24 Serge Lusignan, Diane Gervais, « Picard » et « Picardie », espace linguistique et structure sociopolitiques, août 2008, p.12 (http://www.u-picardie.fr/LESCLaP/spip.php?article250).

    25 Pierre Guiraud, Patois et dialectes français, Que sais-je ? N°1285, PUF, Paris, 1978, p.110.

    26 Théodore Rosset, Les origines de prononciation moderne étudiées au 17e siècle d'après les remarques des grammairiens et les textes en patois de la banlieue parisienne, A. Colin, Paris, 1911, p.365-66.

    27 Les destinées du phonème e + i dans les langues romanes, in Romania XLV, p.422 ss. 1918-19.

    28 E. Philipon, Les destinées du phonème e + i dans les langues romanes, in Romania XLV, p.467-468, 1918-19.

    29 Cette influence s'explique peut-être par le traitement du O latin qu'explique Louis Brébions pour le français et le picard : « O latin accentué et libre, est passé à uo vers le VIe siècle, forme qu'on trouve encore dans les plus anciens textes ; au début du XIe siècle, uo est devenue ue pour aboutir au XIIIe siècle à eu en français. [...] O primitif dans la même position, mais en position accentué, a abouti à ou, de sorte que dans notre langue eu tonique alterne souvent avec ou atone ; cf. oeuvre et ouvrage ; noeud et nouer ; preuve et prouver ; neuf et nouvelle ; bœuf et bouvillon ; gueule et goulée ; etc. C'est ce qui explique aussi les formes des verbes mouvoir, pouvoir, vouloir, mourir, aux personnes sing. du présent de l'indicatif : je meus, je peux, je veux, je meurs, par exemple. Dans d'autres verbes, ou a remplacé eu à ces personnes sous l'influence de la forme atone de l'infinitif, mais l'ancienne conjugaison est toujours en usage ici et courir, couver, couvrir, labourer, offrir, oser et osoir, ouvrir, prouver et éprouver, soufrir, trouver se conjuguent sur le modèle de mourir en français. On dit je queürs, je cours et os courons, nous courons ; je queuve, je couve ou je couvre, et os couvons, nous couvons ; os couvrons, nous couvrons ; je labeüre, je laboure et os labourons, nous labourons ; j'eufe, j'offre ou j'ouvre et os ofrons, nous offrons ; os ouvrons, nous ouvrons ; j'eüse, j'ose et os osons, nous osons ; je preuve, je prouve et os prouvons, nous prouvons ; j'épreuve, j'essaie et éprouvons, essayons ; je seufe, je souffre et os soufrons, nous souffrons ; je treuve, je trouve et os trouvons, nous trouvons. Queüde, coudre et meüre, moudre se conjuguent de même : je queüds, je cous ; os coudons, nous cousons ; je meüs, je mouds ; os molons, nous moulons. et eu remplacent d'ailleurs ici ou accentué du mot français dans un certain nombre de mots comme queüde, coude ; leü, loup ; treü, trou ; cleü, clou ; deurs, dehors ; quéneüle, quenouille ; apreuche, approche ; repreuche (arpreuche), reproche ; cailleü, caillou ; neuche, noce (Boulonnais) ; véreule, virole ; lés véreules, la petite vérole ; sequeusse ou ésqueusse, secousse ; ameur, amour, mot employé seulement dans l'expression éte en-ameur. La forme accentuée a naturellement prévalu dans les verbes formés sur ces substantifs comme treuer, trouer ; cleuer, clouer ; neuer, nouer ; cailleuter, paver avec des cailloux ; apreucher, approcher ; arpreucher, reprocher. Par contre, cf. secouer ou éscouer, secouer. Il faut encore citer reule, roue, sans doute de rouler et heuter, houer. Couler se sonjugue comme en français. Remarquons d'ailleurs en passent que o atone a quelquefois aussi abouti à eu et que eu atone s'est réduit à u dans quelques mots. O atone subsiste dans horeüs, heureux ; décoré, écœuré ; poplier, peuplier, en anglais poplar ; florir, fleurir. O accentué a même persisté dans jonne, jeune, autrefois josne. (L.Brébion, p.153-154).

    30 Natalis de Wailly, Observations grammaticales sur des chartes françaises d'Aire en Artois, in Bibliothèque de l'Ecole des chartes, tome XXXII, p.19.

    31 Ameur pour « amour » se dit encore en picard, mais avec un sens particulier (éte en ameur : « être en chaleur, en rut » ou « être en fête »).

    32 Théodore Rosset, Les Origines de la prononciation moderne, étudiées au XVIIe siècle d'après les remarques des grammairiens et les textes en patois de la banlieue parisienne, Paris, A. Colin, 1911, p.364.

    33 Notons aussi que certains mots on connus l'influence inverse : paresse de peresce, lat. pigritia, dans lequelle la voyelle aurait évoluée en a par l'influence du -r-.

    34 Théodore Rosset, Les Origines de la prononciation moderne, étudiées au XVIIe siècle d'après les remarques des grammairiens et les textes en patois de la banlieue parisienne, Paris, A. Colin, 1911, p.381.

    35 L. Havet, La prononciation de ie en français, in Romania, VI, 1877, p.325.

    36 L.Brébion, Etude philologique sur le nord de la France (Pas-de-Calais, Nord, Somme), H. Champion, Paris, 1907, p.60.

    37 Carl-Théodor Gossen, Die Pikardie als Sprachlandschaft (auf Grund der Urkunden), Graphische Anstalt Schüler A.G., Biel, 1942.

    38 Origine picarde du s de 1er personne du singulier en français, in Romanische Studien t.V, p.707-715.

    39 Pour ce dernier point de vue, cf.Yves-Charles Morin et Michèle Bonin, pour qui l'origine est une analogie avec quelques formes du passé et du présent (Les -S analogiques des 1sg au XVIe siècle : les témoignages de Meigret et Lanoue, Revue québécoise de linguistique, vol. 21, n° 2, 1992, p. 33-63).

    40 Grammaire historique de la langue française, 1899, I. Phonétique, p.175.

    41 Olivier Bettens, Chantez-vous français ?, Remarques curieuses sur le français chanté du Moyen Age à la période baroque - 4. Diphtongues, digrammes et compagnie (http://virga.org/cvf/ai______.php).

    42 Meyer-Lübke, Grammaire des langues romanes I, § 72, cité par Salverda de Grave, Les mots dialectaux en néerlandais, in Romania XXX, 1901, p.88.

    43 Charles Thurot, De la prononciation française, depuis le commencement du XVIe siècle, d'après les témoignages des grammairiens, vol. 1, Imprimerie nationale, Paris, 1881, Liv. II, chap. III, sect. V, p.374 et suivantes. La prononciation [ε] est critiquée au début du XVIIe siècle par les grammairiens, et Henri Estienne (1528-1598) y voit une influence italienne, très forte à cette époque, Théodore de Bèze (1519-1605) une prononciation du peuple de Paris, d'autres une prononciation efféminée. Antoine Oudin (mort en 1653) la prescrit, mais Vaugelas (1585-1650) l'entérine en la considérant plus douce et plus délicate, de même Voltaire (1694-1778), qui plaide pour l'écriture -ai- et qui écrit : « Gaulois et Français, parce que l'idée d'une nation grossière inspire naturellement un son plus dur, et que l'idée d'une nation plus polie communique à la voix un son plus doux. » (Zaïre, avertissement dans édition de 1736). Laurent Chifflet (1598-1658) accepte les deux prononciation.

    44Au Québec, la terminaison des gentillets en -ois représente plus de la moitié des gentilés, ainsi qu’en Suisse (Lausannois, Bernois, Genevois, certain cantons comme Fribourg Fribourgeois, Vaud Vaudois, Berne Bernois ou encore Bâle Bâlois) et en Belgique. Mais la langue, influencée par les parlers oïl de l'ouest de la France, est parfois différente du français : se tenir drette pour se tenir droit, frette pour froid, awaye pour envoie (ce donc pas un anglicisme provenant de away)... Le son -oi- /wa/ est parfois resté prononcé /we/ : toi, moi, foène (pour fouine, « fourche pour charger les gerbes », fouane en picard), ... En 2010, Tremblay est le nom de famille le plus courant au Québec. Il signifie « endroit où poussent des peupliers trembles ». L'équivalent est Tremblois dans les dialectes de l'est et du nord de la France.

    45 Les noms des muettes qui avaient l'e long en Latin se prononçaient, au commencement du XVIe siècle, par oi, comme l'atteste Barcley (b, c, d, g, p, t « in frenche ought thus to be sounded, boy, coy, doy, goy, poy, toy. »). Tory critique cette pononciation : « Ie voy mille personnes errer, quand ils disent A, boy, coy, doy, où il faut dire A, be, che, de. » Sylvius la reproche aux Parisiens (« Haec diphthongus pro e supposita Parrhisiensibus adeo placuit, ut ipsarum quoque mutarum voces in e desinentes per oi Parrhisienses corrupte pronuntient, boi, çoi, doi, goi, poi, toi, pro be, ce, de, ge, pe, te. »). Tabourot dit que « ceux de poictou prononce un P, poi. » Saint-Liens figure la prononciation de ces lettres par bé, cé, dé, gé, pé, té. (Charles Thurot, De la prononciation française, depuis le commencement du XVIe siècle, d'après les témoignages des grammairiens, vol. 1, Imprimerie nationale, Paris, 1881, Liv. II, chap. III, sect. V, p.398)

    46 Cf. dans le parler de Messon (Aube), où le e devient [oe] : verge (à exciter les chevaux) > vwerge, fève > feuve... (A. GUERINOT, Notes sur le parler de Messon, Aube (Revue de philologie française. T.23, 1909, p.245). Cf. Également le wallon (centre, ouest et une partie du sud wallon), où existe encore une tendance à insérer un w après les consonnes labiales : fwin (faim), samwinne (semaine), dimwin (demain), jamwês (jamais), i fwêt (il fait).

    47 De même le latin ēta, pl. de ētum donne -oy ou -ois : L'Epinoy, le Carnoy, Aulnoy, le Cauroy, le Cardonnois, la houssoye, Fourdrinoy, Hétroye, Ormoy, la Bouloie, Rosoy, Fresnoy, Tilloloy... (L.Brébion, p.59).

    48 Grammatica: festschrift in honour of Michael Herslund, Peter Lang, Berne, 2006, p.338-39.

    49 Adolf Horning, Die Suffixe -íccus, -óccus, -úccus im Französischen (in Zeitschrift für romanische Philologie XIX (1895), p. 170.

    50 De cane, car ce chien aime l’eau, avec le suffixe -iche. Selon le Littré de 1872-1877, c'est « peut-être aussi un diminutif de canis, « chien ». L'absence d'historique ne permet guère de se décider, voyant que canichon a signifié un jeune canard, ce qui montre que le suffixe -iche n'exclut pas la dérivation de cane. »

    51 E. Philipon, Les destinées du phonème e + i dans les langues romanes, in Romania XLV, p.425 ss. 1918-19.

    52 E. Philipon, Les destinées du phonème e + i dans les langues romanes, in Romania XLV, p.450, 1918-19.

    53 cité par Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, II : Le seizième siècle, p.330.

    54 Ferdinand Henaux, Études historiques et littéraires sur le Wallon, Imp. Félix Oudart, Liège, 1843, p.82-83.

    55 Boris O. Unbegaun, Le russe litérraire est-il d'origine russe ?, in Revue des études slaves, 1965, Numéro 44-1-4, pp.19-28.

    56 Du mot au texte, p.40 et suivantes.

    57 L'apport des dialectes d'oïl (surtout entre 1300 et 1600) au lexique de la langue commune (d'après le FEW).

    58 1321 a. pic. kies lieu « principal manoir d'un seigneur » ; le point de départ de ce type de formation semble être le lat. médiév. caput mansus [génitif] « chef-manse, centre d'exploitation domaniale » d'où l'a. fr. (norm.) chiefmes. L'hyp. d'une formation sur un modèle néerl. ou francique fait difficulté étant donnée l'implantation anc. de caput mansus en Catalogne.


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