• I. 6. L'influence germanique forte

     

    Le normanno-picard est, comme on l'a vu, donc le superdialecte le plus « latin » des langues d'oïl. Mais c'est aussi le superdialecte le plus « germanique ». « Ce sont les allures gauloises unies à l'humeur germanique », dit Edmond Lecesne.1 Victor Hugo écrit en 1837 ainsi le beffroi de Mons : « la silhouette de la ville est chargée de trois beffrois dans ce goût tourmenté et bizarre qui résulte ici du choc du nord et du midi, de la Flandre et de l'Espagne. » « Avec de l'Italie qui descendrait l'Escaut, / Avec Frida la Blonde quand elle devient Margot » chante Jacques Brel dans Le Plat pays (1962). 

    En 341, on pense que les Francs ont pénétrés en Toxandrie. En 388, le Rhin est menacé par les barbares, et en 406, les Francs se répandent en Belgique septentrionale et la Germania secunda est alors germanique et non plus romaine.

    A cette date, l'invasion franque s'arrête sur une ligne Arras, Portus Aepatiacus, Marck (Pas-de-Calais), Famars et Tongres, et sur le Rhin, Andernach. La forêt Charbonnière (en Hainaut et Ardennes, limite infranchissable jusqu'au XIIIe-XIVe s., la province du Luxembourg aura encore le nom du Département des Forêts pendant la période révolutionnaire, et la forêt de Meerdael sépare encore les villages flamands au nord de Weert-Saint-Georges, Blanden-lez-Louvain et Bierbeek des villages wallons au sud de Nethen, Hamm-sur-Nethen, Tourinnes-la-Grosse) et la route romaine entre Bavay et Cologne, permettant les communications, les arrête. Le long de cette route, les Romains renforcent et ont construit des forts : Caestre (entre Cassel et Bailleul), Caster (près d'Avelghem), Castre (entre Grammont et Hal), Chastre-Dame-Alerne et Chastre-le-Bole (Corroy-le-Grand), enfin Caster (près de Maestricht) sont des noms de localité qui en rappellent la présence. La Lys au sud-est, la Canche au sud, la mer à l'ouest, et la forêt charbonnière furent les frontières de cette colonisation moitié militaire, moitié pacifique.2

    A partir du règne de Clodion, les invasions cessent et les conquêtes politiques (Gaule, Espagne, Italie...) se bornent à amener un changement de souverain : Tournai, Cambrai, Artois... mais là, ils ne sont pas assez nombreux pour germaniser le pays.

    On ne parle plus francique à partir du VIIe siècle dans ces zones qui sont actuellement romanes. Au nord, le bilinguisme (notamment des Germains) dura longtemps encore. On pense que les Mérovingiens parlaient encore un dialecte germanique. Les Carolingiens, venus encore de la partie germanique du royaume, parlaient encore l'allemand, comme en témoigne les Serments de Strasbourg. Mais il est sûr que Hugues Capet ne savait plus le germanique. Les différents partages du territoire au fil des héritages ne s'en préoccupent pas, l'identité nationale sur le fait de la langue si important aujourd'hui n'existant pas. « Au partage de Verdun en 843, qui fut décisif pour la constitution des nationalités futures, les trois parts coupèrent indistinctement des populations romanes et germaniques, puisque la Flandre flamingante avait été attribuée à Charles et la Suisse romanche à Louis, et que les deux nationalités étaient à peu près égales en nombre dans la partie cisalpine du royaume de Lothaire. »3 On cherche toujours à réussir un partage matériel. Dans l'histoire pas si lointaine, les rois cherchaient la conquête de terre, et non à rassembler les terres abritant les peuples de même langue. La population pratique alors le bilinguisme, notamment à Tournai encore au XIVe siècle : "Comme, d'ancienneté, ait esté usé et accoustumé oudit pais de baillier enfant pour enfant [échanger ses enfants] de la langue d'oyl à celle de Flandre et de celle de Flandre à celle d'oyl, pour apprendre les langaiges".4 Il faut attendre la Révolution française et surtout les guerres du XXe siècle pour changer ce phénomène. En 1830, la Belgique se crée d'après une question de religion. En 1960, se crée la frontière linguistique en Belgique, et il faut attendre encore 1991 pour voir le Brabant belge partagé selon la langue majoritaire de la population. La ville de Bruxelles, devenue Région Bruxelles-Capitale reste, sur le papier, bilingue.

     

    Rappelons les faits marquants de cette influence germanique sur le picard :

    • conservation de G et K germanique, comme le bourguignon et l'occitan (cependant cela n'explique pas la prononciation palatale du wallon, des dialectes oïl de l'est (lorrain, champenois, du francoprovençal et d'une partie du provençal),

    • maintien du W- germanique, comme en normand (évolution en /v/), wallon, lorrain et champenois,

    • absence de consonne épenthétique dans les groupes romans ML, NR, LR, comme en wallon, champenois, lorrain, bourguignon (mais contrairement au normand),

    • vocalisation de la labiale dans les groupes BL, PL, comme en champenois, lorrain et bourguignon (mais contrairement au normand),

    • maintien tardif du -t final roman, comme en champenois, lorrain, bourguignon (ce qui n'explique pas la réduction du groupe finale /ts/ en /s/),

    • /ʎ/ gallo-roman évolue en /l/ (normand conserve le /ʎ/, son inconnu des langues germaniques),

    • fricatisation de S initial en /ʃ/ et produit chuintant et non sifflant de la palatalisation de Cei, Cy, Ty, Sty > tʃ > ʃ (occitan, arpitan), les chuintantes étant fréquentes en germanique,

    • instabilité du e- prosthétique devant s + cons. d'origine germanique (wallon) et par conséquent, conservation des groupes s + consonnes à l'initial (wallon),

    • dévoisement final et avant une autre consonne sourde (phénomène que connaît les langues germaniques ; on pense que l'accent tonique sur la première syllabe, typique des langues germaniques, et ce déjà avant notre ère, y a jouer un rôle),

    • réduction de diphtongues et triphtongues apparemment par recul de l'accent, comme partiellement en champenois et lorrain, réduction de ai, ei + s > i, comme en champenois
    • évolution de Ū et Ŏ en /œ/, comme en bourguignon et enfin en position prétonique, e en hiatus s'efface plus tôt qu'en français (mais tous ces traits ne se retrouvent pas en normand),

     

    francique

    norm.-pic.

    allemand

    néerlandais

    italien

    français

    faldistôl

    fauteul(y)

    Faltstuhl

    vouwstoel

    faldistorio

    fauteuil

    talea/tallia (lat.)

    le/(a(s)telle

    Teller

    (talioor/talie)

    taglia

    (tailloir)/entaille

    frisk

    fraîque

    frisch

    fris

    fresco

    frais

    marka5

    marque

    Mark

    mark

    marca

    marche

    gardo

    gardin

    Garten

    gaard

    giardino

    jardin

    sporo

    sporon

    Sporn

    spoor

    sperone

    éperon

    wrakkjone

    wrikan

    garchon

    Rache/rächen

    wreken/wrak

    garzone / ragazzo

    garçon

    skina

    esquine

    Schiene

    scheen

    schiena

    échine

    busc

    bosquet

    Busch

    bos

    boschetto

    (boschet)

    stok

    stoc

    Stock

    stok

    stocco

    estoc

    wardôn

    warder

    warten

    waren

    guardar

    garder

    -hart

    -ard [art]

    -hard [-hart]

    -ard

    -ardo

    -ard

    binda

    binte

    Band [bant]

    band

    banda

    bande

    bansta

    banse

    Bahn

    baan

    benna

    banne, benne

    sam(a)non

    sim(u)lare6

    senler, senner

    samm(e)l(e)n

    zamelen

    sembrare

    sembler

    hauha

    heut

    Hoch, Höhe

    hoog

    alto

    haut

     

    Entre parenthèse apparaisse les variantes. Ainsi boschet et tailloer sont de l'ancien français (le mot ne s'est pas conservé en français). On voit que le normanno-picard et l'italien sont les plus conservateur (voir les traitement de sp- et st- initiaux et des groupes consonantiques -sk- et -ml-), même les langues germaniques connaissent une palatalisation. Le traitement du w- et du -l germanique est remarquable de stabilité. Le mot banse est aussi le plus proche de l'original. Le dévoisement des sonores finales et la métaphonie de o/ö est également proche des traitements ds langues germaniques. Citons encore le traitement de hl-, *hlanka > cran (en fr. « flanc »), terme encore courant au Canada, et Hlodowig > Clovis en ancien-français.

     

    La place de l'adjectif en picard, normand, wallon et lorrain semble avoir subi une influence germanique, mais tardivement. En effet, en vieux-haut-allemand (de 750 à 1050), l'adjectif épithète est antéposé ou postposé. Par exemple dans le Ludwigslied :

    • (V16) Sidh uuarth her guot man : « Et devint honnête homme »,

    • (V46) Ther kuning [...] Sang lioth frano : « Le roi [...] entonna un cantique saint ».

      De même en latin et en roman. Par exemple, dans la Séquence de Saint-Eulalie :

    • (V1) buona pulcella / (V18) grand honestet : « belle pucelle / grand honneur »

    • (V8) por manatce regiel / (V21) li rex pagiens : « pour menace royale / le roi païen ».

     

    Cependant, il est clair que c'est maintenant la règle en allemand et en néerlandais, l'adjectif épithète est toujours avant le nom :

    • fr. une petite fleur blanche.

    • nl. : een kleine witte bloem.

    • ald. eine kleine weiße Blume.

     

    En picard, l'adjectif est souvent antéposé au nom, comme en ancien français jusqu'au XIIe siècle (en latin vulgaire, l'adj. antéposé est aussi courant que l'adj. postposé)7 :

    • Rouche-Rackham, Rackham le Rouge,

    • noér méle, merle noir,

    • du fin sé, du sel fin,

    • min neu capiau, mon nouveau chapeau,

    • unne blanke mason, une maison blanche,

    • unne jonne file, une jeune fille.

    Alain Dawson donne la règle suivante pour le chtimi : les adjectifs courts (réduits à une seule syllabe) se placent généralement devant le nom.

    En normand également, l'adjectif monosyllabique se place avant le substantif :

    • une neire keminse, une chemise noire,

    • eun nei tchyin, un chien noir.

     

    En wallon, l'adjectif épithète se place généralement devant le nom qu'il définit (il y a toutefois des exceptions) :

    • cûtes peûres di Lîdje, poires cuites de Liège.

    Le phénomène est encore perceptibles dans le français de Belgique où le qualificatif est toujours devant le nom : une neuve robe.

     

    En lorrain, l'adjectif épithète est avant le nom qu'il qualifie :

    • un blanc rupt, un ruisseau blanc, clair,

    • neurs pouchris, pêcheurs noirs (nom d'un oiseau),

     

    Dans la toponymie romane, l'ordre déterminant-déterminé est la règle en Normandie (sauf Avranchin), Picardie, Nord, Champagne, Ardenne, Lorraine, nord de la Franche-comté et de l'île-de-France : Neuville, Bénifontaine, Neufchâteau, Neufchâtel, Neuville, Neubourg...

    Par ailleurs, en occitan parlé, on a préférentiellement les suites : la boria granda pour « la grande grange », ou un aubre bèl pour « un bel arbre ». Voir également le Pont-Vieux à Carcassonne.

     

     

    1 Edmond Lecesne, Observations sur le patois artésien, in Annuaire du Pas-de-Calais, 1874, p.354.

    2 Godefroid Kurth, La frontière linguistique en Belgique et dans le nord de la France, in Mémoires couronés, vol. 48, 1895, p.545-48.

    3 Godefroid Kurth, La frontière linguistique en Belgique et dans le nord de la France, Volume II, Livre Troisième, in Mémoires couronés, vol. 48, 1895, p.12.

    4 Godefroid Kurth, La frontière linguistique en Belgique et dans le nord de la France, Volume II, Livre Troisième, in Mémoires couronés, vol. 48, 1895, p.18, note 3.

    5 Comme on l'a vu dans la toponymie, marka désigne le « frontière » mais aussi le « signe de démarcation de la frontière », d'où marche-frontière, « province frontière ». Le français la réempruntait par le normanno-picard sous la forme marquer et encore au XIIIe siècle : marge.

    6 De l’indo-européen commun *sḗm, « un », « ensemble dans un », « en unité », « y compris »... De là, latin simulare, « faire un avec l'autre » et allemand sammeln, « rassembler ».

    7 La règle du français actuel est plus compliquée : Divers facteurs, acoustiques (ou euphoniques : sonorité des mots enchaînés), syntaxiques (ordre, nombre et longueur des mots concernés) et sémantiques (éviter tout risque d'équivoque quant au sens), exercent des influences réciproques et parfois contradictoires dans le choix entre antéposition et postposition (page wikipedia Syntaxe de l'adjectif en français).

     


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