• II. Le picard 10. Période révolutionnaire

     

    En 1795, c'est l'occupation française dans les Pays-Bas autrichiens. « Si l'on excepte les vingts années d'occupation française (1794-1814), jamais, dans le cours de notre histoire, l'influence d'une puissance étrangère niveleuse ne s'est exercée en profondeur et n'a été acceptée sans résistance comme pendant la période romaine. »1

    Après la Révolution française, on passe d'un état féodal à un état bureaucratique (création de l'École normale supérieure le 3 brumaire an III / 24 octobre 1794, l'approbation de la Déclaration des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen de 1795, en préambule de la Constitution de l’an III fondant le Directoire, qui tire son nom des cinq Directeurs chargés du pouvoir exécutif, en 1804, promulgation du Code civil français), et on fait table rase : après le franc, les grammes, les litres, le calendrier, le culte de la raison, on décide qu'à la République une, il faut la langue une, et aussi les noms des villes, des rues sont changés, on demande la destruction du beffroi de Boulogne, à Tournai, on remplace l'aigle impérial par un bonnet phrygien, la couronne du sommet du beffroi d'Arras est cachée par une calotte de plomb, à Abbeville, la statue girouette de Guillaume III, comte de Ponthieu, est remplacé en 1794 par une girouette tricolore surmonté d'un bonnet rouge, à Saint-Quentin, les fleurs de lys de la façade de l'Hôtel de Ville sont martelées, à Compiègne, ville impériale, on détruit les sculptures (statue équestre de Louis XII, Charles VII et de Jeanne d'Arc, de Saint-Denis et de Saint-Louis, du cardinal Pierre d'Ailly et de Charlemagne) de la façade, de même à Aire-sur-la-Lys, le buste et les armes de Louis XV sont grattées...

    Illustrant l'importance des beffrois et des cloches dans le Nord de la France, évoquons l'histoire du géant Louis Séraphin de Noyelles-lez-Seclin, notable de son état, encore à la veille de la Révolution française. En 1771, la baron Louis Séraphin du Chambge, seigneur du village, apporte aux habitants une cloche destinée à l'hôtel échevinal récemment construit, même si celui-ci ne présente qu'un campanile et pas de véritable tour des cloches. Et depuis, chaque année, les habitants de la petite cité, suivent leur seigneur, édifié en géant, et fournissent la corde au sonneur. On ne sait cependant si cette tradition s'est maintenue durant la Révolution.

    En 1793, le service militaire est instauré. Le député François Lanthenas (1754-1799), présenta un projet de décret en 1792, dont le premier article précisait que l'enseignement public « sera partout dirigée pour que le français devienne en peu de temps la langue familière de tous. » Mais l'article 3 énonçait que « dans les contrées où l'on parle un idiome particulier, on enseignera à lire et à écrire en français » et que « dans toutes les autres parties de l'instruction, l'enseignement se fera en même temps dans la langue française et dans l'idiome du pays, autant qu'il sera nécessaire pour propager rapidement les connaissances utiles ».

    On agit donc pour mais aussi sur la langue : le 22 brumaire an II (12 novembre 1793), on interdit le vouvoiement, et le décret du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) ordonnait des instituteurs français dans les communes non francophones. Mais il faudra encore un siècle pour que cela puisse se réaliser, trop occupé qu'on était à couper des têtes. Par exemple, celle de Antoine-François Momoro, premier imprimeur de la liberté et inventeur présumé de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Quant à Nicolas de Condorcet, le philosophe et mathématicien qui rédige un projet de l'instruction publique en avril 1792, visant à créer un système hiérarchique, placé sous l'autorité d'hommes de savoir, qui agiraient comme des gardiens des Lumières et qui, indépendants du pouvoir, seraient les garants des libertés publiques. Le projet fut jugé contraire aux vertus républicaines et à l'égalité, livrant l'éducation de la Nation à une aristocratie de savants. La même année, il fut élu député de l'Aisne à la Convention nationale, avant de tomber en disgrâce et de mourir en prison de Bourg-l'Égalité (Bourg-la-Reine) en 1794 sans que les conditions de sa mort soit éclaircies (suicide, meurtre ou maladie). De même, l'inventeur de la première ébauche du calendrier républicain, Charles-Gilbert Romme, se suicidera « pour la République » avant d'être emmené à la guillotine.

    On débaptise un nombre considérable de villes, de rues pour faire disparaître :

    • les saints (Saint-Amand-les-Eaux : Elnon-Libre, Saint-Hilaire : Bon-Air, Saint-Maximin : Maximum, Saint-Omer : Morin-la-Montagne, Saint-Pol-sur-Ternoise : Pol ou Rernois-Libre, Saint-Rémy-au-Bois : L'Ami-de-la-Vertu, Saint-Quentin : Somme-Libre, Egalité-sur-Somme ou Linoi-sur-Somme, Saint-Acheul : Abladène, Saint-Valéry-sur-Somme : La Montagne-sur-Somme, Port-Somme ou Valéry-sur-Somme...),

    • les églises (Conchil-le-Temple : Conchil-sur-Authie, Dunkerque : Dunes-Libres, Thun-l'Évêque : Thun-l'Escault, Hesdin-l'Abbé : Hesdin-au-Bois, Vieille-Eglise : L'Indivisible, Vieil-Moutier : Prairie-la-Calique...),

    • les sires (Bailleul-Sir-Berthoult devient Bailleul-la-Liberté, Villers-Sir-Simon : Villers-la-Montagne...),

    • les rois et les reines (Gerberoy devient Gerbe-la-Montagne, Charleroi : Charles-sur-Sambre ou Libre-sur-Sambre, Roye : Avre-Libre...),

    • les seigneurs (Courcelles-le-Comte : Courcelles-la-Liberté, Avesnes-le-Comte : Avesne-l'Egalité, Dommartin : Liberté, La Comté : Rochelle-sur-Lawe...),

    • les provinces (Gouy-en-Artois devient Gouy-la-Loi, Fère-en-Tardenois : Fère-sur-Ourcq, Le Nouvion-en-Thiérache : Nouvion-le-Franc, Origny-en-Thiérache : Origny-sur-le-Thon...),

    • les marquises (Marquise devient Beaupré...),

    • les châteaux (Château-Thierry : Égalité-sur-Marne, Le Cateau-Cambrésis : Fraternité-sur-Selle, Solre-le-Château : Solre-Libre, Auxy-le-Château : Auxy-la-Réunion...)

    et tout ce qui s'y rapporte (Versailles sera Berceau-de-la-Liberté, Grenoble devient Grelibre)... ou simplement pour marquer le changement (Lyon devient Commune-affranchie, la Vendée prend le nom de Département-Vengé, la Savoie département du Mont-Blanc, Montreuil : Montagne-sur-Mer, Gravelines : Nord-Ouvert, Hesdin : Le Pelletier-sur-Canche, Lys-lez-Lannoy : Lannoy-du-Nord, Hénin-Liétard : L'Humanité, Ham : Sparte) ou encore pour punir (Marseille devient Ville-sans-Nom, Toulon fut rebaptisée Port-la-Montagne).

    L'histoire du nom de la ville de Condé est intéressante. La construction de la première ligne de télégraphie par le Citoyen Claude Chappe (1763-1805), allant de Paris aux frontières du nord, est décidée le 26 juillet 1793. En 1793, le général de l'armée du Nord Jean Nestor de Chancel, est commandant à la place de Maubeuge à Wattignies, et combat à Condé (en Hainaut) face aux Autrichiens. La ligne du télégraphe Paris - Lille, dont les travaux auront duré moins d'un an, est totalement opérationnelle à partir du 16 juillet 1794. Le 15 août marque une date historique puisque Chappe transmet, pour la première fois, un message officiel : la reprise du Quesnoy par les armées de la République. Il y a peu de monde à la Convention et ce n'est que la dépêche du 30 août 1794 qui provoque l'enthousiasme de l'assemblée. Lazare Carnot durant la séance du 13 fructidor an II de la Convention annonce : « Voici le rapport du télégraphe qui nous arrive à l'instant. Condé être restituée à la République. Reddition avoir eu lieu ce matin à 6 heures. » Henri-Marie-Joseph Gossuin, administrateur du Département du Nord, du fait que « l'armée du Nord ne cesse de bien mériter de la patrie », propose de changer le nom en Nord-Libre.

    Dans la même foulée, Vieux-Condé devient Vieux-Nord-Libre, Condé-sur-Suippe prend le nom de Rémy-sur-Suippe, Condé-sur-Aisne est Scevole-sur-Aisne, et Condé-en-Brie et Celles-les-Condé, ne formant qu'une seule commune, sont rebaptisées sous le nom de Vallon Libre. Très rapidement, la famille Chappe proposent l'extension de la ligne de Lille vers Dunkerque-Ostende (Dunkerque est atteint en 1798) et vers Bruxelles pour suivre les armées de la République. Puis Strasbourg via Metz (puis Huninge en 1799), et Brest via Saint-Malo sont mis en service en 1798.

    Dans les régions qui nous préoccupent, citons encore Boulogne-sur-Mer qui devient Port-de-l'Union, Compiègne qui honore la victime de Charlotte Corday en devenant Marat-sur-Oise, Guise qui devient Réunion-sur-Oise...

    Les noms de fleuves sont déjà appelés à la rescousse du manque d'imagination, comme pour les départements nouvellement créés. Afin de faire disparaître le souvenir des anciennes provinces, la Picardie est éclatée en Somme, Oise et Aisne, l'Artois et le Boulonnais deviennent le Pas-de-Calais, la Flandre (au XVIIIe siècle, deux intendances : Flandre maritime et Flandre wallonne) et le Hainaut se retrouve dans le Nord, et le Hainaut belge devient Jemmapes. Le comté de Valois (pagus Vadensis, pagus gaulois des Vadicasses, chef-lieu Vez) est à cheval sur l'Oise et l'Aisne, et une petite partie se retrouve en Seine-et-Marne. Les pays se retrouvent également éclatés en différents départements, ainsi la Thiérache est écartelée entre l'Aisne, le Nord, les Ardennes, et les départements de Jemmapes, et de Sambre-et-Meuse. On dénonce le fait que les départements charcute la Picardie en séparant Saint-Quentin de Péronne, Montreuil d'Abbeville et que la région n'englobe ni Arras, ni Cambrai. Plus tard, la Flandre et le Hainaut sera même coupé par la frontière belgo-française. Mais surtout, ce sont les noms géographiques qui remplacent les pays enracinés dans le terroir : Somme, Oise, Aisne, Pas-de-Calais (de passage, « détroit ») et Nord. A la création de la Belgique, en 1831, le pays renoue avec la tradition, ainsi la province de Hainaut reprend son nom et rappelle le comté de Hainaut, lui-même descendant du Pagus Hanoniensis (en néerlandais Henegouw), rappelant clairement qu'il s'étend le long de la Haine (un affluent de l'Escaut)2. De même, la Flandre occidentale et orientale en regard du Nord. C'est donc aussi un nom géographique mais inscrit dans l'histoire, au contraire de la Somme, l'Oise, l'Aisne et encore moins le Pas-de-Calais et le Nord. Il faudra attendre 1956 pour que les départements, par le regroupement en régions administratives, retrouvent leur nom historique de Picardie. Sauf le Nord-Pas-de-Calais, qui gardera son nom sans histoire. « Nous n’avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms » dit Grégoire dans son Rapport sur la destruction des patois. La Révolution française était tellement méfiante envers la province qu'on pensa scinder la France en carrés parfaits.

     

    Le Journal du Citoyen a choisi comme épigraphe la phrase de Voltaire : « Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux. » L'article XI de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen affirme : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme », mais la bonne communication est en français, pas en patois, que l'on a décidé d'éradiquer, comme il en ressort des questions 28, 29 et 30 de l'enquête de l'abbé Grégoire, stipulé ainsi : « Remarque-t-on qu'il se rapproche insensiblement de l'idiome français, que certains mots disparaissent, et depuis quand ? », « Quelle serait l'importance religieuse et politique de détruire entièrement ce patois ? » et « Quels en seraient les moyens ? ». D'ailleurs dans la Feuille villageoise, journal à destination de la campagne, on explique cette déclaration par un dialogue entre un paysan « qui ne l'[a] pas entendue. car il y a des mots qui sont au dessus de [sa] portée, car elle a été faite par des gens qui ont plus d'esprit que [lui] », et son Seigneur. Mais les deux intervenants parlent un français impeccable.

    Une réponse du Languedoc répond que « pour le détruire, il faudrait détruire le soleil, la fraîcheur des nuits, le genre d'aliments, la qualité des eaux, l'homme tout entier ». Mais ce genre de poésie lyrique n'a pas dû plaire. Par contre celui du Gers, département presque limitrophe du Languedoc déclare : « Nous ne voyons pas qu'il y ai le plus petit inconvénient à détruire notre patois. Ce ne peut être qu'infiniment avantageux. […] Nous ne tenons pas du tout à notre patois, on peut, quand on voudra, nous l'enlever, nous ne sourcillerons pas... »

    En 1794, l'abbé Grégoire présente à la Convention son Rapport sur la Nécessité et les Moyens d'anéantir les Patois et d'universaliser l'Usage de la Langue française, dit Rapport Grégoire. Le patois y désigne plutôt à la fois les langues non romanes : bas-breton, allemand (alsacien), basque, flamand, italien (corse)... ; et les langues autre qu'oïl (gascon, provençal, languedocien, rouergat, catalan, lyonnais, bressan...). Le reste de la population plutôt que de parler un patois (normand, picard, rouchi ou wallon, champenois, messin, lorrain, franc-comtois, bourguignon) parle un mauvais français : « au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie ; qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent purement n'excède pas trois millions, et probablement le nombre de ceux qui l'écrivent correctement est encore moindre. »

    Même ceux qui parle alsacien et corse sont dénigrés : « Au nombre des patois, on doit placer encore l'italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l'allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces deux idiomes y sont très-dégénérés. »

    Le rapport cite même les Américains en exemple, « chez qui tout le monde sait lire, écrire et parler la langue nationale. »

    C'est d'abord par une traduction que l'idée de la Révolution sera propagée (en flamand, allemand, breton...). Mais bientôt la volonté d'une école primaire commune et gratuite (rapport de Talleyrand de septembre 1791) amène la volonté d'une instruction, « dette véritable de la société envers ses membres », en français, « car le premier besoin social est la communication des idées et des sentiments ». Plus loin, « l'idée que nation et langue ne faisaient qu'un eut pour conséquence la tentative de réunir à l'intérieur des frontières de la France (par la force au besoin), les communautés francophones rattachées à des États étrangers, comme ce fut le cas en Belgique (1792) et en Suisse (1798). »3 En 1795, La France annexe les Pays-Bas autrichiens, et le Luxembourg devient le département des Forêts jusqu'en 1814. En 1800, la France récupère de l'Espagne le territoire américain de Louisiane pour trois ans, et en 1802, le Piémont est rattaché à la France. Comme le déclare Bertrand Barère (1755-1841), avocat méridional, élu à la Constituante, puis à la Convention, et l'un des orateurs les plus importants de la Révolution : « Chez un peuple libre la langue doit être une et la même pour tous », surtout quand on pense comme lui que « le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l'émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien et le fanatisme parles basque. » « C'est l'aggravation du danger contre-révolutionnaire, à l'intérieur et à l'extérieur, qui rend les langues locales tout à fait suspectes (en particulier les ''idiomes'' parlés dans les régions périphériques, tandis que les ''dialectes'' parlés à l'intérieur le paraissent beaucoup moins) et qui entraîne la mise à l'ordre du jour du français, ''idiome de la liberté''. En effet, les représentants en mission, systématiquement envoyés dans des régions autres que celles où ils avaient été élus, se plaignent de ce que leur mauvaise connaissance de la langue et des mœurs les empêche d'avoir sur les habitants de ces régions l'ascendant nécessaire. »4

    Puis secondant l'Ordonnance de Villers-Cotterêts, le 2 thermidor an II (20 juillet 1794), un décret exige que tous les actes publics ne pourront être écrits qu'en français, sur tout le territoire, on promulgue la terreur linguistique.

    En fait, une fois approuvé le fait que le patois est une déformation du français ou du français mal parlé, la plupart des acteurs se sentent indifférents à la disparition des patois. Certains s'en désolent pourtant, mais considèrent comme un progrès l'unification du pays, et donc de sa langue, afin de se forger une identité nationale uni-culturelle. Edmond Lecesne par exemple commence ses Observations sur le patois artésien avec cette constatation : « Les vieux idiomes de nos provinces, comme les vieilles mœurs de nos ancêtres, vont chaque jour en se perdant. C'est un bien sans doute, car au point de vue de l'unité nationale, il vaut mieux que tout le monde en France parle la même langue et suive les mêmes habitudes. Mais, en ne considérant que l'intérêt historique et ethnologique, il est peut-être fâcheux que les traditions du passé s'oblitèrent ainsi, et que bientôt on ne puisse plus distinguer le caractère et la physionomie des populations. »5

     

    Pour le sud occitan, il ne fait pas de doute que l'armée, l'école élémentaire, gratuite, laïque et obligatoire, de Jules Ferry (1881-1886) ont grandement entamées la vitalité de la langue, même si les curés se servaient du patois pour contrer l'influence de l'instituteur. On connaît bien l'histoire du symbole pratiqué dans les écoles pour stigmatiser les enfants à qui échappés un mot de patois. En Belgique, ce n'est qu'en 1918 que l'instruction primaire devient obligatoire, et c'est en 1920, qu'il devient obligatoire aux instituteurs de ne parlers que le français, même pendant les moments de récréation.

    « L'école laïque, gratuite et obligatoire, répond à ce but tout en permettant à une partie des enfants du peuple d'accéder à l'instruction et à la culture. Mais en même temps, elle diffuse profondément l'idée que les langues locales doivent être impitoyablement pourchassées comme obstacle à la connaissance du français. Les Instructions officielles aux enseignants en 1880 comme en 1923 iront systématiquement dans ce sens. »6 Le bilinguisme n'est pas à l'ordre du jour.

     

    Et l'élaboration d'une langue unique et uniforme continuent. « Les mêmes tendances se dégagent de la participation des Amiénois au Comité des travaux historiques mis sur pied par Guizot dans une volonté centralisatrice. Selon Charles-Olivier Carbonell, pour la période 1837-1873, la ville d'Amiens se classe première, devant Paris, Chartres, Beauvais, pour avoir soumis le plus grand nombre de mémoires au dit Comité. De même, la Somme fut le premier département en nombre de contributions à ce grand récit historique de la nation orchestré depuis Paris. »7 Évoquant la situation de l'utilisation du français en Flandre à la même époque, Dominique Willems parle « d'une forme de pouvoir d'une part, un moyen de promotion sociale d'autre part. »8 La situation présente peu de différences ici. Il s'agit de se différencier de la populace et de s'approcher du pouvoir.

     

    Mais pour asseoir le français comme langue, il fallait prouver son existence en tant que dialecte ancestral d'Île-de-France, dialecte dont descendrait le français. Pour cela, on se base sur quelques témoignages, dont celui de Conon de Béthune, bien connu :

     

    « La roïne n'a pas fait que cortoise

    Qui me reprist, ele et ses fius, li rois.

    Encor ne soit me parole franchoise,

    Si le puet on bien entendre en franchois

    Ne chil ne sont bien apris ne cortois,

    Qui m'ont repris, se j'ai dit mos d'Artois

    Car je ne fui pas nouris à Pontoise. »

    « La reine n'a pas agi "courtoisement"

    Qui me reprit, avec son fils le roi.

    Bien que ma parole ne soit pas d'Île-de-France,

    On peut ainsi la comprendre en français.

    Et ceux-ci ne sont ni bien élevés ni courtois,

    Qui m'ont repris quand j'ai usé de mots d'Artois

    Car je n'ai pas été élevé à Pontoise. »

     

    Puis on cherche dans les archives de la région centrale. Mais elles n'existent pratiquement pas, on les suppose alors disparues. De même les textes littéraires, dont il ne subsisterait que des manuscrits normands, picards... On recherche donc le patois de la région. Mais alors que Littré considérait déjà le fait que le patois soit très proche du français contemporain comme un indice de sa disparition, Paul Passy, étude le Patois de Sainte-Jamme (Seine-et-Oise) comme descendant du francien au titre du fait qu'il soit très proche du français, ce qui explique qu'il se soit conservé !

    Le mot francien apparaît en 1889 : « Prenant prétexte de l'ouvrage de H. Suchier, G. Paris impose en 1889 le nom de "francien" qui ne correspond ni à une désignation, ni même à une province du moyen-âge puisque, à peu près au même moment, A. Longnon démontre que l’Île-de-France est une création tardive du pouvoir royal, coalescence de fiefs disparates réalisée au XVIe siècle. [...] De fait, "francien" occupe, et justifie a posteriori, cette antécédence du français qui les romanistes devaient supposer, pour des raisons de configuration épistémologique et de représentation socio-historique, au principe de la langue que la République entreprend de diffuser par l'obligation scolaire. »9

    La langue française, certifiée de son ancienneté à l'époque, au même titre que les autres patois descendant du latin, peut alors s'imposer, encore et toujours comme langue unique d'enseignement. On corrige même les textes médiévaux, bourrés de fautes et de dialectalismes : « Que le manuscrit comporte le moindre trait dialectal et il est jugé "mauvais", "moins bon" par les philologues contemporains de G. Paris : en une ère de pénalisation des langues régionales, la variation doit être gommée. Lorsque la "faute" apparaît, les éditeurs s'indignent : ce copiste ne connaît rien, il est paresseux ou ignare. Qu'en est-il, après la loi Deixonne ? La tradition veille toujours. Dans le même mouvement d'uniformisation, on corrige aussi au XIXe siècle les occurrences ne correspondant pas à l'image qu'avaient les éditeurs de la langue médiévale orale et écrite. Si certaines pratiques tendent à s'estomper dans les éditions depuis un demi-siècle, notamment dans la mouvance de J. Bédier, on en relève encore des traces. »10

    Edmond Lecesne11, qu'on a déjà évoqué regrettant que les traditions du passé se perdent, est un bon exemple de cette dévalorisation du patois. Co (chat), catiau (château) sont pris pour des mots corrompus. Il dit de chimentière (cimetière), qu'il est dénaturé, et qu'il est féminin, car « on dit aller à la chimentière » (alors qu'il dit plus loin que « au, à la devient al pour le masculin comme pour le féminin, la transcription plus correcte serait donc « aller al chimentière », ne permettant pas de conclure ainsi si le mot est masculin ou féminin). Pour codron, il dit : la syllabe chau a été changée en co par abréviation. Cloquer (clocher) est mal prononcé, comme esquerviche est une mauvaise prononciation d'écrevisse. Gayan est géant corrompu. Gva est la contraction de cheval, hirchon est le mot défiguré pour hérisson, eau est défiguré en iau comme dans tous les mots terminés en eau (de là épautrer « écraser » vient de é- et de peau). Mande est une mauvaise prononciation de manne, comme marichau pour maréchal(-ferrant), riou et braiou avec la syllabe finale en -ou pour rendre le son plus expressif, c'est le -o- est supprimé dans moi, toi et c'est le -i- qui est supprimé dans je diro, nière est le mot défiguré pour nerf, de même pichon, et païèle, quien, soualle (seigle), raquer (cracher). Vac (vache) et vir (voir) sont des abréviations.

    Maguette est un imitatif du cri des chèvres, comme oquer pour le sens de mordre ou renacler (renifler), raviser est de la même famille que visage...

    Affligé est un mot pris pour un autre (« estropié »), cacher (« chercher ») est un mot détourné de sa véritable acceptation...

    « Traner. Trembler (traîner) ; i trane el fieuf : il tremble de la fièvre. Ce mot s'emploie aussi pour indiquer qu'une chose doit bientôt arriver : i trane del neiche : il y aura de la neige. Enfin on dit d'une femme enceinte : alle trane, elle traîne. » (p.348). L'auteur fait donc remonter la forme picarde traner « trembler » à « traîner ». « Jou. - Est ordinairement le signe de l'interrogation é jou ? est-ce que ? pu jou ? Puis-je ? sé jou ? sais-je jou qu'il est sot ? est-ce qu'il est fou ? » (p.351) Là, il confond jou « je » et chou « ce ».

    Acater est un reste de vieux français. Inter est soit un mot corrompu ou un reste du latin. El serait un défaut de prononciation ou un réminiscence de l'espagnol qui dit aussi el, et de là se change « logiquement » en del, comme dans l'italien (dell pour della), et au, à la en al, l'italien dit de même allo, alla, l'aspiration fréquente ch pour c serait une influence germanique, nou fé « non par la foi » où est un mot espagnol conservé, santa fé, et oui da, vient de « oui par Notre Dame »...

    L'auteur fait des rapprochement avec l'anglais (louche de lunch ?, tème (« de bonne heure ») est rapproché de temps et de time, chipoter = marchander, en anglais cheap signifie « bon marché », watier (« épier ») vient de wait en anglais, mais warder (« garder ») est vieux français, u et dia (« à droite et à gauche en parlant aux chevaux », à hue et à dia) dont u vient d'un vieux mot saxon, chu cheval... Il précise tout de même qu'on de doit pas attacher grande importance aux étymologies proposées, et lorsqu'il hésite sur une étymologie, c'est indiquer par un point d'interrogation. On n'en trouve malheureusement pas beaucoup et on est porté à croire qu'il est sûr de lui sur beaucoup de points !

    De même, on lit dans La Situation agricole d'un Canton du pas-de-Calais : « Ce patois n'est d'ailleurs pas une langue à proprement parler, ce n'est que le français mal prononcé : la formation en est très simple, d'une façon générale. On prononce in diphtongues an et en ; on mouille les l ordinaires dans beaucoup de cas et on durcit presque toujours les l mouillées ; on chuinte les c et on durcit les ch ; de sorte que l'on a cha au lieu de ça, chelle-la au lieu de celle-là, ekelle au lieu d'échelle, ka au lieu de chat, solel pour soleil et pouyette pour poulette ; ajoutez-y des accentuations différentes suivant les communes et pour dire chat vous arrivez à ka, kaô, kaou, kéa. Naturellement le patois de chaque paroisse paraît parfaitement ridicule à la voisine, et c'est en riant à gorge déployée qu'un habitant de Cambrin accueille un Douvrinois, qui lui parle son langage. Il y a de vieilles formes françaises qui sont restées dans le patois : ainsi j'étais, qui s'écrivait j'étois jadis, se prononce j'étos et l'on a la conjugaison j'étos, t'étos, il étot, n's étotes, v's étotes, ils ètotent. Les Espagnols ont habité longtemps le pays, et y ont laissé des mots tel que rio, que l'on emploie couramment pour signifier ruisseau. D'autres mots d'origine germanique s'y reconnaissent facilement : par exemple, tache signifiait poche ; il n'est pas jusqu'au mot daine, c'est-à-dire par terre, que l'on ne pourrait rattacher au mot anglais down de même signification. »12

    Toutes ces idées (mots corrompus, facilité de prononciation, mélange de langues diverses, pas de règles, archaïsmes et inventions, fausses dévotions religieuses) resteront gravées longtemps dans les mémoires, et feront déprécier le patois, la langue non subtile « pour des intelligences restreintes » nous dit Edmond Lecesne (p.341). Il donne comme commentaires sur les interjections : « ces expressions, qui ont été probablement les premières formes du langage humain, sont très-usitées en Artois. » On ne sait ce que pense vraiment l'auteur, mais c'est assez sous-entendu pour le comprendre... Idem quand il dit que les expressions qu'i dit, que j'dis, savez-vous ? « ont toutes probablement pour but de donner à l'orateur le temps de recueillir le fil de ses idées » (p.351). Loin de nous de demander à cet auteur d'anticiper les avancées de la linguistique actuelle, mais on voit bien ici les clichés qui étaient appliqués alors à la population paysanne et ouvrière : « le patois n'est que de l'ignorance, tandis que l'argot est de la pourriture » (p.354). Même s'il précise que « certaines locutions qui sont passées dans les usages de la conversation, et qu'on rencontre non seulement dans la bouche des gens du peuple, mais aussi dans cette de personnes plus instruites ». Et il ajoute encore « cela est d'autant plus étonnant que le campagnard artésien est essentiellement intelligent » (p.353).

    Il est même pris à son propre jeu, quand il critique l'emploi de finir pour « terminer » en citant « rien n'est encore défini, me disait un professeur de grammaire », sans se rendre compte que le professeur, employait le mot définir (établir avec précision, formuler un concept).

    On le voit, d'une part, on regrette le patois sans vraiment de remord, les préoccupations, et elles sont nombreuses, sont ailleurs. D'autre part, une politique plus qu'hostile ne peut que provoquer une disparition jusqu'à peau de chagrin. Peau de chagrin que l'on ne cessera de regarder dans nos mains en train de se déliter, sans trop savoir qu'en faire... La langue devient dialecte.

     

    1 Henri Laurent, Notre histoire, in Encyclopédie belge, La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1933, p.27.

    2 « Quantité d'entre eux ont passé leur nom aux régions qu'ils traversent, aux peuples qui les habitent, aux localités qui s'élèvent sur leurs bords » (Godefroid Kurth, La frontière linguistique en Belgique et dans le nord de la France, Volume II, Livre Troisième, Appendice IV un peu d'hydronymie, in Mémoires couronés, vol. 48, 1895, p.96 ; cf. Foersteman, Die Deutschen Ortsnamen, p.135). Les Révolutionnaires ont poussés ce raisonnement à son paroxysme.

    3R. Anthony Lodge, Le français, Fayard, Paris, 1997, p.280.

    4 M. Giacomo, La politique à propos des langues régionales : cadre historique (in Langue française, N°25, 1975. p.19).

    5 Edmond Lecesne, Observations sur le patois artésien, in Annuaire du Pas-de-Calais, 1874, p.321.

    6 M. Giacomo, La politique à propos des langues régionales : cadre historique (in Langue française, N°25, 1975. p.21).

    7 Serge Lusignan, Diane Gervais, « Picard » et « Picardie », espace linguistique et structure sociopolitiques, août 2008, p.21 (http://www.u-picardie.fr/LESCLaP/spip.php?article250), citation de Charles-Olivier Carbonell, Histoire et historiens. Une mutation idéologique des historiens français 1865-1885, Toulouse, p.208.

    8 Dominique Willems, Le français en Flandre, in Le français en Belgique, Duculot, Louvain-la-Neuve, 1997, p.265.

    9 Gabriel Bergounioux, Le francien (1815-1914) : la linguistique au service de la patrie, in Mots, juin 1989, N°19, p.34-35.

    10 Dominique Lagorgette, Quel ancien français pour quels étudiants ? Pour une didactique de la langue médiévale, in Médiévales, Grammaires du vulgaire 45, automne 2003, p. 119-134 (http://medievales.revues.org/641). Louis-Georges Tin remarque le même phénomène pour les textes évoquant des relations ne répondant plus à la moral d'aujourd'hui : «  Dès lors, l'occultation fut la première technique utilisée. Il suffisait de reléguer aux oubliettes les œuvres les plus dérangeantes. Mais on pouvait quand même pas jeter au bûcher tout le corpus gréco-romain. Une deuxième technique s'offrait alors aux pédagogues : la mutilation. C'était d'ordinaire le fait des éditions expurgés, ad usum delphini. C'est ainsi que Sapho, Anacréon, Pindare, Catulle, Virgile, Horace, Tibulle, Martial, etc. fusent aseptisés de manière à présenter un visage plus conforme, c'est-à-dire plus hétérosexuel. Troisième technique : la falsification. Elle consistait non pas à occulter ni à mutiler le texte, mais à le modifier. Souvent, il suffisait de changer quelques détails, le genre des pronoms personnels par exemple, et le problème était réglé...
    C'est ainsi, par exemple, que furent transmis les poèmes de Michel-Ange. Pendant soixante ans, ses héritiers cachèrent les manuscrits. Enfin, le texte fut publié, mais les sonnets amoureux adressés à son amant Tammaso dei Cavalieri furent tronqués, ou alors l'identité du destinataire fut neutralisée ou féminisée. Ainsi, le vers « Je suis prisonnier d'un cavalier armé » devint « Je suis prisonnier d'un cœur armé de vertu ». Et ce n'est qu'en 1897 qu'un érudit allemand, Karl Frey, examinant le manuscrit, put finalement rétablir le texte original. L'oeuvre de Michel-Ange fut donc tour à tour occultée, tronquée et falsifiée. Bel exemple de thérapie sexuelle
    post mortem. » (Louis-Georges Tin, L'invention de la culture hétérosexuelle, Éditions Autrement, 2008, p.178-79).

    11 Edmond Lecesne, Observations sur le patois artésien, in Annuaire du Pas-de-Calais, 1874.

    12 M. Yan Keravie, in La Réforme sociale, 20e année, Série 4, 1900, p.59.


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