• II. Le picard 3. Les trouvères et la littérature

     

    « Aucune des régions romanes n'a produit autant de textes conservés que le domaine d'oïl », prévient Gerold Hilty.1 « Les monuments du dialecte picard sont presque innombrables. Arthur Dinaux, qui a consacré trois volumes, sans l'épuiser, à l'histoire des trouvères d'une partie seulement de la région où le picard est parlé, n'en a pas compté moins de dix pour le pays de Cambrai, trente-deux pour le Tournésis et soixante-quinze pour l'Artois. Le nombre de trouvères brabançons, hainuyers, liégeois et namurois, dont bon nombre on écrit dans le dialecte picard, est encore plus considérable, et dans cette énumération ne sont pas compris les écrivains picards proprement dits. »2

    Il s'agit bien de textes littéraires, avec une langue recherchée, car nous avons affaire à des textes en vers rimés, la prose étant réservée aux textes de droit, les chartes communales. Charles-Théodore Gossen (Petite grammaire de l'ancien picard, Paris, C. Klincksieck, 1951) précise que le picard au moyen-âge est une langue commune littéraire avec une écriture normalisée. C'est pour cette raison qu'on peut parler, toute proportion gardée, de langue picarde, et non de scripta. Toute proportion gardée, car il reste à définir si c'était du français picardisé ou du picard francisé ?

    Sur un feuillet, on retrouve une séquence latine dédiée au culte de Sainte-Eulalie de Mérida, écrite dès la fin du XIe siècle, Cantica uirginis Eulaliae. Au verso est écrit le premier texte littéraire en langue romane, que l'on date de 880-881 : la Séquence de Saint-Eulalie. Il ne s'agit pas d'une traduction, mais de deux textes traitant du même sujet.

    Composé vraisemblablement à l'Abbaye d'Elnone (Saint-Amand-les-Eaux), près de Valenciennes, ou à Lobbes, près de Thuin (en Belgique, à la frontière entre les dialectes picard et wallon non encore différenciés), la Séquence précède sur le même feuillet, le Rithmus Teutonicus ou Ludwigslied, un poème écrit en vieux-haut-allemand (dialecte francique rhénan)3.

    En effet, on parlait encore partiellement le bas francique au Xe siècle4, tout au moins dans les classes supérieures de la société qui pratiquaient le bilinguisme, et dans quelques îlots, la toponymie en fait foi.5 Au IXe siècle, une grande majorité de familles gallo-romaines portaient des noms (unique) d'origine germanique. Et on peut penser qu'il y avait encore quelques îlots de langue celtique jusqu'au IV-VIe siècle. La romanisation du nord de la Gaule a été très lente, voir même partielle. De même, on pense que quelques îlots romans ont survécus dans les régions de Trèves/Trier (sud de l'Eifel, côté allemand, près du Luxembourg), Aix/Aachen (nord de l'Eifel, côté allemand, à la frontière du Limbourg néerlandais), Saint-Trond/Sint-Truiden (Province de Limbourg, en Belgique), Asse (province du Brabant flamand, en Belgique).6

    « A côté des divers nos ethniques désignant les barbares [...], il existait un nom générique désignant tous les hommes qui vivaient sous les lois de la civilisation romaine. Ce nom, c'était, en latin, Romanus, en langue barbare, Walah. Le Romanus ou Walah se reconnaissait à sa langue, qui était la langue latine, comme nous disons, mais que l'on appelait alors plus ordinairement la langue romaine. Lorsqu'au Ve siècle, les Francs firent à main armée la conquête de la Belgique, ils se répandirent à travers des provinces de culture romaine qu'ils mirent à sac et dont ils massacrèrent ou réduisirent en esclavage la population romaine. Sur les ruines des villas et à côté d'elles surgirent leurs habitations, qui tantôt conservèrent le nom ancien, tantôt en reçurent de nouveaux, empruntés à l'idiome barbare. Quant aux populations romaines qui survivaient et qui formaient, dans des régions désormais germanisées, des îlots de langue latine, les nouveaux maîtres désignèrent souvent leur séjour par le nom même qui dans leur langue en désignait les habitants : le ville des Romains, ou, en thiois, Walheim, Walhoven ou Walhausen. »7 Ou encore Walhain (Ht et Brabant), Walhay (Namur), Wasquehaie (Brabant)...

    Ainsi selon certaines recherches allemandes8, il y aurait eu, par des populations de viticulteurs et de maraîchers, des îlots de langue romane (langue d'oïl ou apparentée) entre l'Eifel et Trèves jusqu'aux environs du XIe siècle, voir jusqu'au début du XIIIe. Les locuteurs du Moselromanisch (roman mosellan) ont été ensuite obligé d'utiliser le Moselfränkisch. Il reste cependant des traces de ce dialecte roman dans la toponymie : Belcamp (germanisé en Schönfelderhof) ou Longkamp (en lat. Longus Campus), Karden (Vicus Cardena) qui sonnent particulièrement picard. Ruvereit devient Roveroth (actuellement Rorodt, où le traitement du e latin long est identique en picard). Cependant, à cette époque les dialectes d'oïl étaient loin d'être tous bien différenciés, Longuich (du lat. Longus Vicus), Chevermont (germanisé en Gezberch, auj. Geißberg), Bernkastelt (Beronis castellum, anciennement Baronchateil) sont plutôt lorrains. Spingell (en lat. spinula, « épingle ») semble être wallon. Hatzenport (Hattonis porta, du nom Hetti, Hetton, évêque allemand de Trèves de 814 à 847), Kröv (croviacum), Alf (Albis), Vilare (germanisé en Dorf), Mund-Berg (tautologie de « mont ») et Pontelbrückchen (tautologie de « petit pont ») sont bien romans mais d'origine indifférenciés. Cette communauté romane aurait très bien pu se conservée, si les situations géographique ou historique avaient été différentes. Que l'on pense aux Romanches des Grisons (district de Coire), en Suisse, qui parlent encore la langue romane, malgré l'invasion germanique du VIe siècle. On pense que cette langue mosellane a influencé le Moselfränkisch (francique mosellan), donc le luxembourgeois et les dialectes allemands de la région de Trèves.

    D'après Robert Bruch, considéré comme le fondateur de la linguistique moderne luxembourgeoise, il y a également eu un mouvement de l'ouest vers l'est (et pas seulement du nord au sud entre la zone de transition entre le bas-saxon au nord et l'alémanique au sud) des Francs ramenant de leur séjour dans le bassin parisien leur langue et leur culture foncièrement transformée au contact des Gallo-Romains indigènes. Cela influença également le moselfränkisch (le différenciant du saxon et de l'alémanique donc) et donc le luxembourgeois, favorisant ainsi son développement en tant que langue propre par rapport à l'allemand standard.

     

     

    Mais revenons, au Lied. Il fut écrit en l'honneur de la victoire de l'armée franque de Louis III de France sur les Vikings le 3 août 881 à Saucourt-en-Vimeu en Picardie. On peut penser que c'est le même copiste, bilingue, que est l'auteur à la fois de la Séquence et du Lied. Il sont considérés comme les plus anciens témoignages des langues vulgaires : le roman rustique et le tudesque. 

    En comparaison, on trouve deux textes en ancien occitan datant du XIe siècle, La Chanson de sainte Foy d'Agen et le Poème sur Boèce. Le premier texte castillan, Cantar de mio Cid, date de la fin du XIIe siècle.

     

    Pour Maurice Delbouille l'ensemble des traits de picard, wallon et champenois de la Séquence, suppose l'existence à la fin du IXe siècle d'une scripta poétique romane commune à ces trois domaines linguistiques en formation, ce qui correspond à la vitalité intellectuelle de celles-ci à cette époque. Il raconte le martyre de sainte Eulalie. En voici le texte :

     

    Buona pulcella fut Eulalia ;
    Bel auret corps, bellezour anima.


    Uoldrent la ueintre li dõ inimi,
    Uoldrent la faire diaule seruir.


    Elle nont eskoltet les mals conselliers,
    qu(')elle dõ raniet, chi maent sus en ciel,


    Ne por or ned argent ne paramenz,
    Por manatce regiel, ne preiement,


    Niule cose non la pouret omq pleier.

    La polle sempre ñ amast lo dõ menestier.


    Et por()o fut p͂sentede Maximiien,
    Chi rex eret a cels dis soure pagiens.


    Il()li enortet, dont lei nonq chielt,
    Qued elle fuiet lo nom χρ̃iien.


    Ell(')ent adunet lo suon element.
    Melz sostiendreiet les empedemetz


    Qu(')elle p͂dese sa uirginitet.

    Por o s'furet morte a grand honestet.

     

    Enz en l'fou la getterent, com arde tost.
    Elle colpes ñ auret, por()o no s'coist.


    Aczo nos uoldret concreidre li rex pagiens ;
    Ad une spede li roueret tolir lo chief.

    La domnizelle celle kose ñ contredist,
    Uolt lo seule lazsier, si ruouet krist.


    In figure de colomb uolat a ciel.
    Tuit oram que por nos degnet preier,


    Qued auuiset de nos χρ̃ς mercit
    Post la mort, & a lui nos laist uenir


    Par souue clementia.

    Belle pucelle fut Eulalie ;

    Beau [elle] avait le corps, plus belle l'âme.

     

    [ils] Voulurent la vaincre, les ennemis de Dieu,

    [ils] Voulurent la faire diable servir.

     

    Elle, n'écoute pas les mauvais conseillers,

    Qu'elle renie Dieu qui demeure là-haut au ciel ! :

     

    Ni pour or, ni argent ni parure,

    Pour menace royale, ni prière,

     

    Nulle chose ne la put jamais plier.

    La fille à toujours n'aimer [que] le ministère9 de Dieu.

     

    Et pour cela [elle] fut présentée à Maximien,

    Qui était roi, en ces jours-là, sur les païens.

     

    Il l'exhorte, ce dont ne lui chaut,

    [à] Ce qu'elle fuie le nom de chrétien.

     

    Qu'elle réunit son élément [énergie].

    Mieux soutiendrait[-elle] les tortures,

     

    Qu'elle, perdît sa virginité.

    Pour cela elle fut morte en grand honneur.

     

    En le feu [ils] la jetèrent, pour que [elle] brûle tôt :

    Elle, n'avait pas de culpabilités, pour cela [elle] ne cuisit.

     

    Mais cela, ne voulut pas croire, le roi païen.

    Avec une épée, [il] ordonna de lui couper la tête.

     

    La demoiselle, cette chose, ne contredit,

    [elle] Veut le siècle laisser, si l'ordonne Christ.

     

    En figure de colombe, [elle] vola au ciel.

    Tous implorons que pour nous [elle] daigne prier,

     

    Qu' ait de nous, Christ, sa merci [pitié],

    Après la mort, et qu'à lui [il] nous laisse venir,

     

    Par sa clémence.

     

    La tilde marque les abréviations : pour Deo (« Dieu »), ñ pour « non », p̃ pour per, χρ̃ς pour « Christ »...

    Bellezour est la forme du comparatif latin en -IŌRE, celle-ci disparaîtra petit à petit (alors qu'elle était déjà en parti analytiques en latin, elle subsiste ainsi dans les mots français meilleur, plusieurs, seigneur...). Remarquons la finale -our dans la Séquence, qui témoigne d'une influence francienne, car on pense que la finale -eur est d'origine picarde (à moins que celle-ci soit plus tardive en picard, le -ou- pouvant également être orthographique pour marquer l'origine latine).

    Les c (devant e et i), tc et cz sont certainement deux formes écrites pour un même son entre /t/ et /ts/ : pulcella (« pucelle », puchelle en picard), ciel (chiel en picard), manatce (menache en picard), czo (« ça », cha en picard)...

    Les c (devant a et o), k, qu et ch représentent le son /k/ : colpes (« culpabilités »), kose (« chose », cose en picard), qued (« que »), chi (« qui »). Donc chielt, chief se prononcerait /kielt/ et /kief/ (comme dans les vieux textes picards).10

    Les consonnes finales ne devaient en grande partie plus être prononcées, ainsi inimi rime avec servir, conseilliers et preier avec ciel, paramenz avec preiement, etc. La prononciation actuelle est une restitution récente sous l'influence de l'orthographe (voir les hésitations pour persil, cerf, un fait, ananas... qui sont ce qu'on nomme des orthographismes).

    Sont picards et wallons, les traits phonétiques suivants :

    • cose ou kose (« chose »), sans palatalisation (en français « chose »),

    • raneiet (renier avec ra- pour re-, comme en picard ramintuver se disait rementiver, remeintiver en anglo-normand et rementevoir en ancien-français),  

    • tolir, dans le sens de « couper » (il a le sens de « enlever, ôter avec violence » ailleurs),

    • domnizelle (et non domneizelle ou domnoizelle)11

    • auuisset (lat. habuisset, « [qu'il] ait [pitié de nous] »), souue (« sa »), avec le /w/ intervocalique encore typique du wallon et du français régionale de Belgique, par ex. dans jouer /ʒuwe/ et non /ʒwe/,

    • buona, ruovet, avec la diphtongaison de /o/, qui pourrait être une forme du Nord (cf. encore aujourd'hui en tournaisien beon / beonne, généralisée à tous les [o]),

    • le -t final (dans elle eskoltet, ou virginitet), lo getterent (pour la getterent, donc le pronom sous sa forme masculine),

    • manatce (pour minacia latin et « menace » français, avec -a- en première syllabe, comme encore en picard moderne kaviau / kavieu pour « cheveu », ou damage pour « dommage », gayole pour « geole »...).

    • spede « épée » (eskoltet « écouta » s'explique du bas-latin ascultare), par l'absence du e prosthétique, également en picard jusqu'au XVe siècle, notamment dans le Dictionarius de Firmin le Ver, compilé à Abbeville,

    • diaule « diable » (également en lorrain) et seule (comme lat. tegula devient teule, puis tule, en français « tuile »).

    Le plus-que-parfait latin (auret < habuerat, voldrent < voluerat, pouret < potuerat, furet < fu(e)rat...) au sens du parfait est un trait wallon (encore en usage en wallon moderne) puisqu'il est l'exception dans les autres textes d'autres dialectes d'oïl de la même époque (notamment la Vie de Saint Alexis), la forme oram serait l'ancêtre de la terminaison wallonne-loraine -ã de la 1e pers. du pl. de l'ind. pr. (Eduard Koschwitz y voit un latinisme), le /w/ (qui serait inconnue du picard), sont typiquement wallons.

    Par contre voldrent, sostendreit ne sont ni picard, ni wallon, ni lorrain, mais certainement une influence de la langue littéraire du centre de la France (orléanais, francien, bourguignon).12

    On note également graphie encore assez latine :

    • p̠desse (avec tiret souscrit) pour perdesse,

    • p̃sentede (avec tilde suscrite) pour presentede,

    • nonq; (avec un point virgule) pour nonque.

    Cela prouve que « le passage de l'écriture latine à l'écriture française devait aller plus ou moins de soi chez les lettrés, auteurs ou copistes. » 13

    Mais aussi encore un certains nombres de mots latins :

    • anima,

    • rex (à moins d'y voir, comme Liselotte Biedermann-Pasques, un trait picard pour la prononciation /rejs/),

    • in,

    • post,

    • clementia,

    • inimi,

    • le a final de buona, pulcella.

    Pour Émile Littré, la Séquence viendrait de « la région occidentale de notre pays », s'appuyant sur la prononciation raneiet (et non ranoie), preiement (et non proiement), pleier (et non ploier), rex (et non rois), adunet (et non adonet), sostendreiet (et non sostendroiet), concreide (et non concroire), prier (et non proier).14 Cependant l'évolution en -oi- du centre, nord et est de la France, provenant du i ou e bref latin est plus tardif (entre le Xe et XIIIe siècles certainement).

     

    Un autre texte, écrit pour être dit à la même abbaye d'Elnone (Saint-Amand-les-Eaux) est le Sermon sur Jonas. Il s'agit d'un sermon, comme son nom le dit, écrit en 940 environ, et en proto-wallon. Enfin, toujours au Xe siècle, on retrouve une version de la Passion, texte wallon, mais certainement recopié au Poitou, d'où la langue hybride, « truffé de latinismes et de farcitudes » (d'après Maurice Delbouille) qui le caractérise. Ces textes, pour important qu'ils puissent être du point de vue de l'histoire des langues d'oïl, ne concernent pas le picard, nous n'en dirons donc pas plus.

     

    Du point de vue historique, les possessions d'Hugues Capet sont réduites à des morceaux de l'ancien duché robertien, consolidé jadis par son père. Mais son influence s'étend sur une région beaucoup plus vaste d'Orléans à Amiens.

     

    Fichier : Le_royaume_des_Francs_sous_Hugues_Capet.jpg

     

    Cependant la langue française (de l’Île-de-France) est encore loin d'avoir ses lettres de noblesse. Les premiers mots français écrit le sont au XIe siècle dans le Sponsus, un drame liturgique sur la vie des saints entrecoupée d'épisode de l'évangile. Le texte est en latin, mais quatre strophes et deux refrains sont en français :

     

    PRUDENTES.

    Oiet, virgines, aiso que vos dirum,

    Aiseet presen que vos comantarum :

    Atendet un espos, Jhesu Salvaire a nom.

    Gaire no i dormet

    Aisel espos que vos hor'atendet.

     

    Venit en terra per los vostres pechet :

    De la Virgine en Betleem fo net,

    E flum Jorda lavet et luteet.

    Gaire no i dormet

    Aisel espos que vos hor'atendet.

     

    Eu fo batut, gablet, e lai deniet,

    Sus e la crot batut, e clau figet :

    Deu monumen deso entrepauset.

    Gaire no i dormet

    Aisel espos que vos hor'atendet.

     

    E resors es, l'Ascriptura o dii.

    Gabriels soi, en trames aici.

    Atendet lo, que ja venra praici.

    Gaire no i dormet

    Aisel espos que vos hor'atendet

     

    FATUE.

    Hos (sic), virgines, que ad vos venimus,

    Negligenter oleum fundimus ;

    Ad vos orare, sorores, cupimus

    Ut et illas quibus nos credimus.

    Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.

     

    Nos, comites hujus itineris

    Et sorores ejusdem generis,

    Quamvis male contigit miseris,

    Potestis nos reddere superis.

    Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.

    [...]

    PRUDENTES.

    De nostr'oli queret nos a doner ;

    No n'auret pont, alet en achapter

    Deus merchaans que lai veet ester.

    Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.

     

    MERCATORES.

    Domnas gentils, no vos covent ester

    Si lojamen aici ademorer.

    Cosel queret, non vos poem doner ;

    Queret lo deu chi vos pot coseler.

    Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.

     

    Alet areir a vostras saje seros,

    E preiat las per Deu lo glorios,

    De oleo fasen socors a vos :

    Faites o tost, que ja venra l'espos.

    Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.

    LES SAGES

    Écoutez, vierges, ce que vous dirons

    Ceux présens que vous commanderons :

    Attendez un époux, Jésus sauveur a nom.

    Guère n'y dormit

    Cet époux que vous ores attendez.

     

    Vint en terre pour les votres péchés :

    De la Vierge en Bethléem fut né,

    En fleuve du Jourdain lavé et baptisé.

    Guère n'y dormit

    Cet époux que vous ores attendez,

     

    Il fut battu, moqué, et là renié,

    En haut sur la croix battu, en clous fiché :

    Du monument dessous reposa.

    Guère n'y dormit

    Cet époux que vous ores attendez.

     

    Et ressuscité est, l'Ecriture le dit.

    Gabriel suis, moi placé ici.

    Attendez-le, vu que bientôt viendra par ici.

    Guère n'y dormit

    Cet époux que vous ores attendez.

     

    LES FOLLES

    Nous, vierges, qui venons vous trouver,

    nous répandons l'huile avec négligence ;

    nous désirons vous prier comme des sœurs

    en qui nous avons confiance entière.

    Dolentes ! chétives ! trop y avons dormi.

     

    Nous, compagnes du même voyage

    et sœurs de la même famille,

    quoiqu'il nous soit arrivé malheur,

    vous pouvez nous rendre au ciel.

    Dolentes ! chétives ! trop y avons dormi.

    [...]

    LES SAGES.

    De notre huile demandez à nous à donner ;

    N'en aurez point, allez en acheter

    Des marchands que là voyez être.

    Dolentes ! chétives ! trop y avons dormi.

     

    LES MARCHANDS.

    Dames gentilles, ne vous convient être

    Ni longuement ici demeurer.

    Conseil cherchez, n'en à vous pouvons donner ;

    Cherchez-le de qui vous peut conseiller.

    Dolentes ! chétives ! trop y avons dormi.

     

    Allez arrière à vos sages sœurs,

    Et priez-les par Dieu le glorieux,

    Que d'huile fassent secours à vous :

    Faites cela tôt, vu que bientôt viendra l'époux.

    Dolentes ! chétives ! trop y avons dormi.

     

    Chaitivas, pechet, achapter, merchaans, queret est déjà typique des dialectes du centre de la France, mais remarquons venra pour viendra sans l'épenthèse en -d- qui devrait être présente, ainsi que gablet et clau qui est typique des dialectes septentrionaux.

     

    Le deuxième monument de la littérature en langue romane date du Xe siècle. Il s'agit de La Vie de Saint Léger. Son origine est discutée : Poitou, Auvergne, Bourgogne (Autun), Wallonie ? D'après Gerold Hilty15 la base de la langue est wallonne et le texte a été réécrit au Poitou, ce qui explique le nombre de trait occitan dans le texte qui est conservé.

    Le troisième texte conservé historique, témoignant de la langue à cette époque, date du XIe siècle : La Vie de saint Alexis. Le début de la conquête de Guillaume le Conquérant date du 14 octobre 1066, par la victoire de celui-ci à Hastings contre Harold Godwinson, qui y meurt au combat d'une flèche dans l'œil.

    On a plusieurs manuscrits de ce texte considéré comme le premier texte littéraire français : un du XIIe siècle en dialecte normand, un de la même époque écrit en Angleterre, un du XIIIe siècle en picard, et un du XIVe siècle en lorrain.

    C'est le plus ancien de nos poèmes écrits en pure langue d'oïl, dit Anatole Boucherie. « La langue, admise depuis longtemps aux honneurs de l'écriture et de la composition littéraire, s'est assouplie, étendue et fortifiée. Elle porte plus légèrement son enveloppe latine, et reproduit sans effort les sentiments purement humains en même temps que les sentiments religieux. »16

    Une version du milieu du XIe siècle est une traduction française de la version latine de Serge, archevêque de Damas. Elle aurait été écrite dans la partie de la Normandie la plus voisine de l'Île-de-France :

     

    « Filz Ale[x]is, pur quei[t] portat ta medre ?

    Tu m'ies futz, dolente an sui remese.

    Ne sai le leu ne n'en sai la contrede

    U t'alge querre : tute en sui esguarethe.

    Ja mais n'ierc lede, kers filz,

    [ne n'ert tun pedre. »

    « Fils Alexis, pourquoi ta mère te porta ?

    Tu m'as fui, dolente, [j']en suis restée.

    [Je] ne sais ni le lieu ni la contrée

    Où t'aller chercher : j'en suis tout perdue.

    Jamais ne serais joyeuse, cher fils,

    [ni le sera ton père. »

     

    On peut remarquer le caractère normano-picard de cette version : « il ne set u sucurs querre » (il ne sait où trouver du secours) se lit dans le Lai de Lanval (l.38) de Marie de France et encore en picard d'aujourd'hui ; tandis que esguarethe semble plutôt normand (épenthèse de e devant s+cons. Et conservation de gu pour noter /gw/).

     

    Voici un extrait du manuscrit du XIIIe siècle en picard, probablement écrit à Tournai, et qui semble être la plus proche de l'originale : li Vie Saint Alesin et comment il morut, paragraphe XXVIII :

     

    « La n'ara ja parlet de ricetet

    Ne de paraige ne de noilitet

    Ne de grant cors ne de legier costet

    Ne de caucier ne d'ermin engolet :

    Chent mile marc de deniers moneet

    N'i valent mie un boujon empenet,

    S'il en chest siécle ne sont por Diu donet ;

    Ne rois ne cuens n'i menra poestet,

    Mais chil seront le jor tot coronet

    Et trait avant et signor apielet

    Ki chi aront vescut en casteet

    Et maintenue droiture et caritet

    Et viers lors proismes par bone foit erret ;

    Chil troveront le postic aornet

    Et le portier de l'ovrir apriestet,

    Et tot li autre iérent en sus bontet

    Et as diables en lor mains delivret. »

    « Il n'aura pas déjà parler de richesse

    Ni d'apparence, ni de noblesse

    Ni de grand corps, ni de léger côté

    Ni de chaussure, ni de collet d'hermine :

    Cent mile article de deniers monnaie

    Ne valent pas une aune empennée,

    Si, en ce siècle, il ne sont à Dieu donnés ;

    Ni Rois ni comtes ne diminuera la puissance,

    Mais ceux la seront un jour bientôt couronnés

    Et tirés avant et seigneur appelés

    Ceux qui auront vécus en château

    Et maintenus droiture et établissement charitable

    Et vers les promesses par bonne foi dirigé ;

    Ceux-là trouveront la poterne ornée

    Et le portier apprêté à l'ouvrir,

    Et tout les autres iront là-haut en bonté

    Et aux diables en leurs mains délivré. »

     

    On remarquera diable qui est déjà une influence de l'usage français qui prend la place du latin comme langue religieuse.

     

    En dialecte anglo-normand, on a également une des chansons de geste la plus ancienne, la Chanson de Roland, de la fin du XIe siècle attribué à Turold (on y lit son nom, mais on ne sait si c'en est l'auteur ou le premier scribe), et qui raconte, en les idéalisant, les exploits de l'armée de Charlemagne. Le manuscrit d'Oxford, considéré par les historiens comme étant l'original, est en anglo-normand. On y remarque quelques traits encore de haut-normand (donc proche du dialecte picard).

     

    « Carles li reis, nostre emper[er]e magnes

    Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne :

    Tresqu'en la mer cunquist la tere altaigne.

    N'i ad castel ki devant lui remaigne ;

    Mur ne citet n'i est remes a fraindre,

    Fors Sarraguce, ki est en une muntaigne.

    Li reis Marsilie la tient, ki Deu nen aimet ;

    Mahumet sert e Apollin recleimet :

    Nes poet guarder que mals ne l'i ateignet. »

    « Charles le roi, notre grand empereur,

    Sept ans entiers est resté en Espagne :

    Jusqu’à la mer, il a conquis la haute terre.

    Pas de château qui tienne devant lui,

    Pas de cité ni de mur qui reste encore debout

    Hors Saragosse, qui est sur une montagne.

    Le roi Marsile la tient, [lui] qui n’aime pas Dieu,

    Qui sert Mahomet et prie Apollon ;

    Il ne peut se garder du malheur qui va l’atteindre. »

     

    Carles est un conservatisme, phénomène courant dans les prénoms. Par contre castel est spécifiquement normanno-picard. De même, la mouillure dans altaigne (« hautaine »), de même que la conservation des -t finaux (ad estet, cunquist, citet, aimet...) et sa réduction en z (pour ts : anz, tuz). Cependant, il est écrit citet (chité en normand et picard) et guarder (warder en normand et picard) qui sont une influence des dialectes d'oïl centraux. De même la différence entre li reis (avec l'art. déf. masc.) et la tere (avec l'art. déf. fém.) n'est pas connu du picard.

     

    Évoquons encore Brunetto Latini (ou Brunet Latin, vers 1220-1294), un personnage clé de la pensée politique humaniste du Moyen Âge « central ». Il séjourne de 1260 à 1266, à Montpellier, Arras et Bar-sur-Aube. Certains historiens pensent qu'il donne des conférences à la Sorbonne. Pendant six ans Brunetto Latini s'adonne à l'étude. Il lit Cicéron, Aristote, Salluste, Martin de Braga, Vincent de Beauvais et le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. L'étude ne l'empêche pas de s'organiser avec la communauté de Florentins guelfes exilés en France et d'établir des contacts avec Charles d'Anjou afin de préparer le retour à Florence. Il lui dédie Li livres dou trésor, une encyclopédie de trois volumes écrite en picard qui compile à peu près toutes les connaissances que l'époque pouvait acquérir grâce aux premiers foyers de studia humanitatis en Italie du nord, à Chartres, à Tolède ou en Sicile. Il y expose surtout les fondements de la théorie politique républicaine florentine. Son encyclopédie sera reprise par de nombreux imitateurs, dont le Tesoro, en italien au XIIIe siècle que l'on attribua faussement à Bono Giamboni. La raison d'utiliser le français était de se faire comprendre par une majorité de locuteurs, ce qui prouve également son avancée, mais aussi que le français était alors déjà une langue très largement utilisée en Europe.

     

    [Livre I, I, p. 17] - CIS LIVRES EST APIELÉS TRESORS ET PAROLE DE LA NAISSANCE DE TOUTES COSES

    CIS livres est apielés Tresors. Car si come li sires ki vuet en petit lieu amasser cose de grandisme vaillance, non pas pour son delit solement, mes pour acroistre son pooir et pour aseurer son estat en guerre et en pais, i met les plus chieres choses et les plus precieus joiaus k’il puet selonc sa bonne entencion; tout autresi est li cors de cest livre compilés de sapience, si come celui ki est estrais de tous les membres de philosophie en une sonme briement. Et la premiere partie de cest tresor est autresi comme de deniers contans, pour despendre tousjours es coses besoignables; c’est a dire k’ele traite dou comencement du siecle, et de l’ancieneté des vielles istores et de l’establissement dou monde et de la nature de toutes coses en some. [...] Et por ce ke li tresors ki ci est ne doit pas iestre donés se a home non ki soit souffissables a si haute richece, la baillerai jou a toi biaus dous amis, car tu en ies bien dignes selonc mon jugement. [....] Et se aucuns demandoit pour quoi cis livres est escris en roumanç, selonc le raison de France, puis ke nous somes italien, je diroie que c’est pour .ii. raisons, l’une ke nous somes en France, l’autre por çou que la parleure est plus delitable et plus commune a tous langages.17

     

    On y lit encore les formes picardes : tierre, viertu, enfier, biels, legierement, viols (veux), mioldre, violt, diut, mious, universeus, envieus (-alis > -eus), nassanche, gramariiens, rason (ai > a), maitre, nais, fortaiche (ai = è (ĭ latin)), biauté, oisiaus, noviaus, chinc, boin, commenchies, sisime (sixième), septime, witime, okison, conjurison, comparison, sivent (suivent), sivre, matire, wide (vide), widier, huche, parroche, gabe (gaver), viellart, viellece, seure (sure), seurté, parleure, venra (viendra), tenras (tiendras), tenre (tendre), coses, foible (faible), anemi, ascouter, ramentois, li, justiche, tristeche, boineurté, delitaule, diauble, generaument, aveules / avules, riule (règle), peule / pule (peuple), derrain, glore, memore, chius a ki, cascuns, k’en diroie jou ?, on doit querre avocat en sa propre cause, rikece, brankes, achatés, senescal, calenge, porcachier, carneus delis (délis charnels), larghece, fius, Diu... graphie sc pouvant correspondre au son [ʃ] (science, adresce, sceraphin)(graphie italienne comme pour gh [g] et ch [k] : eschapa, Toschane, es chevaus et es chiens et es chans, eschievins, larghement, longhement...)...

     

    Autre monument de la littérature, le Roman de Renard. La tradition des récits animaliers est très ancienne et encore porteuse (du grec Ésope et du latin Phèdre, à Jean de la Fontaine ou les frères Grimm, jusqu'au contemporain Art Spiegelman). Le thème du renard rusé et du loup stupide prend racine dans le Nord-Est de l'air gallo-romane (notamment avec le Ecbasis captivi, la « fuite du prisonnier », écrit dans les Vosges et le Fecunda ratis, le « navire rempli » d'Egbert de Liège, né vers 972 et écolâtre de l'école épiscopale de Liège sous l'évêque Notger).

    Les branches semblent avoir comme premier ancêtre Ysengrimus, qui est constitué de 6 500 vers en distiques latins, du clerc flamand Nivard (magister Nivardus, moine de Saint-Pierre) de Gand, qu'il écrivit vers 1148 sous le titre de Reinardus Vulpes. On y trouve pour la première fois, le personnage de Reinardus, et plusieurs animaux au nom fixé, de longue date, par la tradition. Ce sont : Reinardus le goupil, Balduinus l'âne, Bruno l'ours. Le nom des autres animaux ne reparaissent plus... inventés pour la circonstance, ils disparaîtront avec leur auteur.

    Renart est un nom germanique (Reginhard de ragin ou regin « conseil » et hard « dur, fort, hardi ». Quant à Ysengrin, Ysen-grin, il signifie en ancien néerlandais « féroce comme le fer » ou « casque de fer ». Ysengrin, le loup, est l'éternel ennemi de Renart, toujours dupé. Son épouse, Dame Hersent la louve, fut jadis « violée » par Renart, d'où une éternelle rancœur.

    Léopold Sudre écrit : « Il est non moins clair que la provenance germanique des noms des principaux héros, Raganhard, Isengrim, Richild, Hersind, [...] est un fait qui ne contribue guère à éclairer la question. Le cycle des récits de Renart s'est formé et développé sur la limite des pays allemands et français ; la plupart de ses poètes sont, nous l'avons vu, originaires de la Champagne, de la Picardie et de la Flandre ; le clerc Nivard est lui aussi natif de la Flandre. Dans cette région naturellement assez neutre les idées, les traditions, la langue de l'un et de l'autre peuple étaient en frottement continuel. Il n'est par suite point étonnant que certains noms propres d'animaux aient passé sous une forme germanique dans des poèmes français. Leur existence n'implique nullement celle d'une épopée définitivement établie. Pour des raisons à tout le moins indépendantes des contes d'animaux, il était d'un usage constant dans cette région de donner au loup le nom d'Isengrin et au goupil celui de Renart ou un autre approchant. L'anecdote si souvent citée de Guibert de Nogent nous le prouve d'une façon assez péremptoire : Comment ces noms étaient-ils attribués à ces animaux ? Rien dans leur étymologie ne nous l'apprend, mais nous savons qu'il n'est pas rare que des bêtes portent des noms d'hommes. L'âne et quelquefois l'ours ne sont-ils pas désignés chez nous sous le nom de Martin ? En Russie, le coq, l'ours et le chat ont des noms spéciaux. Ces appellations diverses, et dont il serait facile de multiplier les exemples, ont leurs causes soit dans des ressemblances fortuites de mots déjà existants, soit dans des interprétations et des étymologies populaires. Elles naissent, vivent et disparaissent comme tous les mots qui s'usent à la longue. Celles de Renart et d'Isengrin, probablement propres à une étendue restreinte de pays, n'ont dû d'être connues de nous qu'à la rare fortune qu'elles ont eue de figurer dans des poèmes d'une éclatante popularité. »18

    En tout cas, c'est sous l'influence du Roman de Renart, que, ce qu'on appelait alors le goupil (du lat. vulpiculus, diminutif de vulpes, « renard ») prendra le nom de renard en français. En moyen-néerlandais, on disait reinardiie pour « ruse ».

    Selon l'érudit Lucien Foulet19, la composition du cycle de Renart s’échelonne de 1174 à 1250. Vingt-huit auteurs indépendants y ont collaboré, dont seulement trois ont tenu à nous transmettre leur nom (Pierre de Saint-Cloud, Richard de Lison, « le prêtre de la Croix-en-Brie »). Ces écrivains ont réalisé une œuvre maîtresse, et à succès, et qui continuera d'être utilisé comme source encore longtemps : Rutebeuf écrivit un Renart le bestourné (à l'envers) et un dit De Brichemer (qui désignait le cerf), et Jacquemart Giélée de Lille un Renart le Nouvel (vers 1288). Le Couronnement de Renart date de la seconde moitié du XIIIe siècle. Maurice Delbouille20, identifie son auteur par sa langue, « marquée fortement de particularités dialectales picardes et wallonnes », à un clerc vivant à la Cour du Comte de Namur. Le Couronnement de Renart par l'âpreté de son ton, la violence de ses mises en cause, paraît comme détaché du Roman de Renart proprement dit bien qu'il lui doive beaucoup. Le Roman de Renart déjà dénonce les injustices, transgresse la religion, et les œuvres les plus tardives de Rutebeuf, ou l'anonyme Renart le Contrefait (1319-1342), accentuent encore la satire.

    La matière première retourne ensuite en pays germanique un peu plus tard. En Allemagne, Heinrich (connu comme « l'hypocrite », der Glîchezære, en hochdeutsch der Gleißner) originaire d'Alsace, a écrit à la fin du XIIe siècle, en moyen-haut-allemand Reinhart Fuchs. Ce texte a été repris comme source dans Reynke de vos, la plus importante épopée en bas-allemand, imprimé à Lübeck en 1498, puis par Goethe dans Reineke Fuchs (1794).

    Aux Pays-Bas, Ysengrimus est repris par le flamand Willem, du XIIIe siècle sous le titre Van den vos Reynaerde, imprimé en vers la fin du XVe siècle par Gerard Leeu, avec le titre Historie van reynaert die vos, et de là traduite et imprimée en anglais en 1481 par William Caxton sous le titre The History of Reynard the Fox.

    « Les districts frontaliers de la Flandre semblent mériter le crédit d'origine de l'épopée bestiale de Renart. La Picardie, la Normandie orientale, et l’Île-de-France ont été particulièrement riche dans le fabliau. La Champagne a été le foyer propre de la poésie lyrique légère, alors que presque toute la France du Nord a une part dans les Chansons de Gestes ; de nombreux districts, comme la Lorraine et le Cambrésis, ayant une geste spéciale qui leur est propre.21

     

    Retour aux évènements historiques. Après Hugues Capet, se succède les rois, avec leurs victoires et leurs défaites. Puis vient Philippe II de France qui fait la conquête en 3 ans (entre 1202 et 1205) de la Normandie, du Maine, de l'Anjou, de la Touraine, du Nord du Poitou et de la Saintonge sur Jean sans Terre. En 1214, la victoire de Bouvines sur l'empereur du Saint-Empire et le comte de Flandre (alliés au souverain anglais) fait de Philippe Auguste le seigneur le plus puissant de tout le royaume et peut-être même d'Europe. Il devient Philippe Auguste, « digne de respect et imposant ».

     

    fichier : Conquetes_Philippe_Auguste.jpg

     

    Durant le même XIIe siècle, apparaît la littérature courtoise, le culte de l'amour unique, parfait. Ce sont encore les Normands qui s'y illustre en produisant, sur une trame celtique, les premières rédactions qui nous sont conservées, comme pour la plupart des Romans de la Table ronde (les lais de Marie de France). Cependant c'est le champenois Chrétien de Troyes qui est considéré comme le premier romancier de la littérature française. Dans le prologue du Conte du Graal, il indique être au service de Philippe d'Alsace, comte de Flandre et soupirant de Marie de Champagne.

    La plupart des manuscrits de ces œuvres sont en scripta picarde, ce qui prouve que l'activité littéraire était bien plus importante dans l'aire picarde que dans les aires dialectales d'oïl, tout au moins sur le continent (les œuvres en anglo-normandes nous sont également parvenues en grand nombre) :

    • Lancelot ou le Chevalier de la charrette, dont la version en prose est souvent picarde.

    • Perceval ou le Conte du Graal est le cinquième roman de Chrétien de Troyes, resté inachevé, écrit vers 1181, il est dédié au protecteur de Chrétien, le comte de Flandre Philippe. C'est le premier texte où il est fait mention du Saint Graal. Sa première continuation, et plus sûrement sa deuxième continuation, seraient de Wauchier (ou Wauqier) de Denain, moine flamand du XIIIe s. attaché sans doute à la bibliothèque de Notre-Dame de la Salle-le-Comte (Valenciennes). On connaît ensuite deux autres continuations simultanées, dont une de Gerbert de Montreuil, du Nord de la France (également auteur de Li romans de la violete). L'étymologie de Perlesvaux, autre héros du récit, serait « perd le val ». Si Perceval a été compris de même, ce serait une forme picarde : per(d)ce val au lieu de per(d) le val.

    • Yvain ou le Chevalier au lion, qu'on a attribué faussement à Wace.

    • Erec et Enide et Cligès sont connues aussi par quelques manuscrits en scripta picarde.

    • Guillaume d'Angleterre (mais un doute subsiste sur son auteur, Chrétien, qui serait peut-être picard).

     

    Le Roman de Renart, des XIIe et XIIIe siècles, est donc originaire des districts frontaliers de la Flandre, ainsi que la chantefable Aucassin et Nicolette, de la deuxième moitié du XIIe siècle, petit roman écrit en dialecte picard, dans le Hainaut, alternativement en prose et en vers.

     

    « Ce fu el tans d'esté, el mois de mai, que li jor sont caut, lonc et cler, et les nuis coies (douces) et series (sereines). Nicholete jut (juchait) une nuict en son lit, si vit la lune luire cler par une fenestre, et si oï le lorseilnol (rossignol) canter en garding, se li sovint (ressouvint) d'Aucasins son ami qu'èle tant amoit... Ele avoit les caviaus blons et menus (fin), recercelés (crespelés), et les ex vairs et rians, et le face traitice (attrayante), et le nés haut et bien assis, et les levrètes vermelettes plus que n'est cerise ne rose el tans d'esté, et les dens blans et menus ; et avoit les mameletes dures qui li souslevoient sa vesteure ausi com ce fuissent dex nois gauges (deux jeunes cerneaux) ; et estoit graille (taille) parmi les flans, qu'en vos dex mains le peusciés enclorre ; et les flors des margerites, qu'ele ronpoit as ortex de ses piés, qui li gissoient (gisaient) sor le menuisse (menuise, coup du pied) du pié par deseure, estoient droites (biens) noires avers ses piés et ses ganbes, tant par estoit blance la mescinete... »22

     

    Marie de France est une poétesse du Moyen Âge qui vécut pendant la seconde moitié du XIIe siècle, en France et surtout en Angleterre. Marie de France est née en 1154 et est morte en 1189, elle fut probablement originaire d’Ile-de-France ou de Normandie (seuls Chabaille et Léopold Constans affirment qu’elle fut née à Compiègne), de plus tout porte à croire qu’elle fut liée à la cour d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine. La plus plausible identification est proposée par Sir John Fox, qui la voit comme la fille naturelle de Godefroy d’Anjou (père d’Henri II), elle serait alors la demi-sœur illégitime d'Henri II. Marie de France serait devenue abbesse d’un monastère, de Shaftesbury (ou peut-être celui de Reading) en 1181 ou quelques années auparavant. Ses fables adaptées d'Ésope furent lues et imitées du XIIe au XVIIIe siècles. Le romantisme au XIXe siècle redécouvrit ses lais, contes en vers rédigés en ancien français dans la scripta anglo-normande. Marie de France appartient à la génération des auteurs qui illustrèrent l'amour courtois en littérature, entre autres par l'adaptation des légendes orales bretonnes ou matière de Bretagne. Elle est la première femme à avoir écrit des poèmes en français.

    Un Évangiles aux femmes est connu par diverses scriptae picardes, on a longtemps discuté (notamment Ed. Mall) à savoir s'il était de Marie de Compiègne et si cette Marie de Compiègne pouvait être Marie de France. Selon Le Clerc (1856), le texte est de Jean Durpain, moine de Vaucelles. En effet, le ms. n° 1553 de la Bibliothèque Nationale, de loin le plus intéressant et le plus complet des quatre que nous possédons est aussi le plus ancien, puisque datant du XIIIe siècle. Il a des traits picards marqués et il semble que les autres manuscrits en soient copiés.

     

    L'EUVANGILLE AUS FEMES

     

    I. Quiconques velt mener pure et saintisme vie

    Femes aimt et les croie et du tout s'i afie :

    [Aime les femmes et les croie, et se fie à elles absolument]

    Car par eles sera s'âme saintefie ;

    Ausi certains en soit com cho qui est n'est mie,

     

    II. Lor consaus [conseils] est tant dous, et tant vrais et tant piex ;

    Ki l'ot [eut], se bien i pense, plus li est douz que miex [miel] :

    Meres sont par pitié, gens traient de paroles [péril],

    Aussi com jou di voir lor ait Dame Diex.

     

    III. Onques nul bien n'ama qui les femes n'ot chier ;

    Lor vertuz et lor graces font a esmerveillier :

    Car on les puet aussi reprendre et castoier [châtier],

    Com on porroit la mer d'un tamis espusier,

     

    IV. Quiconques trueve en feme discretion ne bien,

    Sache bien sanz dotance ce n'est mie do sien :

    Mes s'ele se fet sage, humble et de douz maintien,

    Soutinement velt dire « Biax amis, cha revien. »

     

    V. Voies kome puet estre aaise, seine et lie,

    Quant feme l'a en cure, et ele le castie.

    Come brebis samble humble, c'est cam lions hardie ;

    Bien doit estre apelee « J'ai a non Fausifie. »

     

    VI. Homs que feme a en cure, comment aurait mesaise ?

    C'est une medechine qui de tos max apaise ;

    L'en i puet aussi estre asseür et aaise,

    Come plain poing d'estoupes en une ardent fournaise.

     

    VII. Quoi qu'on die de feme, c'est une grant merveille :

    De bien fere et de dire, cascune s'apareille,

    Et ausi sagement se pourvoit et conseille

    Com fet li pavelons [papillon] qui s'art [se brûle] à la candelle.

     

    VIII. Quel li feme est en lut, cho set ou PORROIT nus ;

    [Quelle femme est avec lui, nul ne sait ni ne pourrait savoir]

    Ne chou n'est biens apers [bonnes qualités], ne cho n'est max [maux] repus.

    Humle semble com cendre, la ou gist ardanz fus ;

    Qui plus s'i asseüre, c'est li plus tos perdus.

     

    IX. Qui trop se fie en feme, bien a el cuer la rage,

    Se pais et sen preu het [haït], et aime san damage ;

    Et quant plus li semble humble et cremeteuse [craintive] et sage,

    Dont la croi atretant [autant] com le cat au fromage.

     

    X. Molt a de bien [qualités] en feme, mes il est mult repus [caché],

    Qu'a paines percevoir le puet ou porroit nus ;

    Lor fienche [foi] resamble la meson Dedalus [Dédale] :

    Puis c'om est [enz] entre[z], si n'en puet issir [sortir] nus.

     

    XI. Sor tote riens, est feme de muable talent ;

    Par nature velt faire cho c'om plus li deffent.

    Un pense, autre dit ; or velt, or se repent ;

    En son propos est ferme, com est fumee a vent.

     

    XII. N'est pas drois ne raisons c'om [pour] de feme mesdie [médire] :

    Sages sont et seüres, plaines de cortoisie ;

    Et quoi c'om die d'eles, faus est qui ne s'i fie,

    Com li paistres dou leu qui se bieste a mengie.

     

    XIII. Homs, plus que riens, doit feme servir et honorer :

    Discretes sont et femes seüres en parler ;

    Tant fait douç et seür entre eles converser,

    Comme ferait descauç [pieds nus] par un [grant] feu aler.

     

    XIV. Compaignie est sainte de feme et honeste.

    Nus n'i porroit sentir grievance ne moleste.

    Si seür fet entre eles mener et joie et feste,

    Si l'on estoit en mer sans mast et grant tempeste.

     

    XV. Je voi trois biens en feme qui molt sont a loer.

    Humles sont et estables [stables], et seüres en parler.

    De riens que on lor die, ne se puet nus douter,

    Nient plus que s'il estoit en un panier en mer.

     

    XVI. Savoir talent [désir] de feme ne coment se puet faindre.

    Cho ne puet bouche dire, cuer penser ne ataindre.

    Puisqu'ele velt le cose, nus ne le puet destraindre [retenir]

    Nient plus com on porroit un blanc drap en noir teindre.

     

    XVII. C'est merveille de feme, onques tele ne fu [jamais il n'y a rien de tel] ;

    D'aemplir son talent, adies [sans cesse] a l'arc tendu.

    Qui le miex en cuide [croit] estre souvent, a tot perdu ;

    Ne s'en set-on warder, sont mal por bien rendu.

     

    XVIII. Bien se doit on warder que on feme ne mueve [s'exite] ;

    Volenters se coureche [courrouce], quand ne set li contrueve [répondre].

    Mult est fols qui les aime, qui ne va a l'espreuve ;

    Ce fust cil qui seüst, le vies [vieil] lor et le nueve [neuf].

     

    XIX. N'est sages ni cortois, qui de feme mesdit :

    Car toute loiaute en eles maint [se maintien] et gist.

    Je ne les mesquerroie [doute] por rien c'om me desist

    Nient plus que un grant fu men doit que rarsist [brûlât].

     

    XX. Se feme set [sait] d'un home [d'autrui] honte ni encombriez,

    De par li desconus soit, ne l'estuet soignier [inquitier] ;

    Ausi seürement se puet sor cho fyer,

    Com aler a eschaces par deseure un clokier.

     

    XXI. Se honte ne un blasme d'autrui voelle savoit,

    Sachies par verité por nient s'en douteroit :

    Car ausi volentiers por voir le celeroit [cacherait],

    Com nus cos [coq] en un vivier pesquier rocel [rousseau] iroit.

     

    XXII. Feme est en loiaute et en douçor sovraine :

    Car tous chiax qui le croient, a sainte fin amaine [amène],

    Ne cose ne diroit dont autres eüst paine,

    Pour autant de fin or com a de keue raine.

    [Pour autant d'or fin qu'il n'y a de queue dans une raine]

     

    XXIII. Molt est feme cortoise et done boins consaus ;

    Pour pianche [expiation] celer, ne set nule ame teus ;

    Et a tort et a droit, est a tos homes seus

    C'a tant de loiauté hon pius [homme pieux], ne kiens ne lex [loups].

     

    XXIV. Feme est blance devant et deriere si point ;

    Par ses blances paroles, l'ome alouage et oint,

    Qui le croit fait savoir......................................

    ....................................si que kien fait a l'oint.

     

    XXV. Feme est uns anemis qui fait en petit d'eure ;

    Sont trestous uns païs une comte pleure [chantepleure] ;

    Venim [venin] a ens el cuer, miel mostre par deseure :

    Ne li aït [aider] ja Diex, au besoins, ne sekeure.

     

    XXVI. Feme est come goupille, preste adies a dechoivre [tromper] ;

    Autretant puet de cols come une ourse rechoivre ;

    De la mort Jhesu Crist chiax qui l'aiment desoivre ;

    Del dyable est plus tant pire, coin est venins de poivre [pieuvre].

     

    VXVII. En quelconques maniere que feme s'aparelle,

    Le doit-on honorer, ce n'est mie mervelle :

    Car en feme ne sai nule cose paraille ;

    A bien faire se doit, et au mal ovrer velle.

     

    XXVIII. Feme ensaigne, tot dis et norist et adrece [redresse] ;

    Par li va-on a Diu (car chou est li adrece,)

    Ensi com longement [longtemps] poissons en sequereche

    Puet vivre sans iave [eau], li envoit Dex leece [liesse] !

     

    XXIX. Molt a de bien en feme de preu et d'onesté ;

    Sages sont, et entieres et plaines de bonté.

    Com peut tout ausi bien tenir lor amisté,

    Com on porroit garder un glachon en esté.

     

    XXX. Quiconques voit en feme joliveté ne fieste,

    Bien peut estre asseür, c'est signal de tempeste :

    N'a en li de seurté, ne qu'il a en la bieste

    Qui point [pique] devers la keue et blandist [caresse] de la teste.

     

    XXXI. Ils sont aucunes [d'aucunes] gent qui s'en plaignent à tort ;

    Mais par Diu, il me samble que il ont trop grant tort :

    Car on y treuve autant d'aïde et de confort,

    Que on fait el serpent qui en traïson mort.

     

    XXXII. S'on a fiance [confiance] en feme, ce n'est une mervelle,

    De grant loiauté sont, nul ne set sa parelle.

    Ausi coye se taist de ce qu'on lui conselle,

    Com cil qui va trucant [secouant] le ven [van] et la corbelle.

     

    XXXIII. Par vérité vous di que nus hom ne s'avanche

    De maise [mauvaise] feme anter [hanter], ne de lor acointance :

    Car, le fin, en a-on grant honte et mesquiance [mes-chance].

    Jamais ne SOIENT amées, ains lor renoi [refuse] creance.

    Chi define li euvangilles des femes.23

     

     

    En conclusion d'une étude sur le Miracle de l'Enfant ressuscité, l'auteur, Graham A. Runnalls, admets que le dialecte est d'origine parisienne avec quelques traits picards. « La langue est une variété de francien, où se mêlent pourtant quelques traits non franciens : biau ; iee > ie ; -gae : -aige ; vo ; my ; venra ; mettera ; sarez. Presque tous ces traits proviennent du Nord-Est de la France, surtout du picard (mais on trouve la plupart de ces traits dans la langue de Rutebeuf, qui écrivait à Paris au treizième siècle). Mais il faut constater qu'on ne relève aucun exemple des traits les plus caractéristiques du picard, tels que l'articulation vélaire de /k/ et de /g/ devant /a, e, i gallo-romans ; /k/ + /e, i/ latins > /tš/ ; le /w/ des emprunts germaniques, etc. Le dialecte parisien, tel qu'on le voit dans le Miracle de l'Enfant Ressuscité, était donc le francien 'contaminé' de quelques petits traits picards. Cet état de choses était sans doute dû au contact, surtout commercial, entre Paris et le Nord-Est, qui étaient les deux régions industrielles les plus importantes de la France. Le miracle reflète ce contact, non seulement dans sa langue, mais aussi dans l'origine de sa source (Laon) et dans les nombreuses allusions topographiques (par exemple : Flandres ; le Dan).

    « Cette étude du texte démontre clairement que le français du XIVe siècle se trouvait dans une période de transition ».24

     

    Aux XIVe-XVe siècle, le dialecte de l'Île-de-France se renforce face au dialecte picard, duquel veut se différencier ce premier. Un travail de correction de la prononciation est mis en œuvre, de façon inconsciente. La dialecte anglo-normand opéra la même manœuvre face au dialecte normand, alors que lui-même fit de même en se rapprochant de la langue d'oïl du centre de la France.

    Cependant on pourra encore trouver de plus en plus rarement des exemples de la langue picarde. Il en va ainsi de la pièce LXIV (Bib. nat. ms. fr. 1719. f° 178 v/o), une Sotte ballade picarde. Le manuscrit 1719 paraît remonter à la fin du XVe siècle et comprend 182 feuillets. Il a été exécuté par différentes mains.

    « Arrivons aux sottes ballades et sottes chansons proprement dites, et qui sont représentées dans le recueil par les n°s VIII, LVII, LXII, LXIV, LXVIII, LXIX (cf. p. LXXX et aussi p. CXXI). Les sottes chansons étaient très populaires dans le Nord de la France au commencement du quinzième siècle. La plupart de celles que nous connaissons ont été couronnées à Valenciennes, à Douai, à Arras. Amiens et Beauvais avaient aussi leurs concours. Quelques-unes ont été publiées par Hécart sous le titre Serventois et sottes chansons (Valenciennes 1827). L'une des chansons couronnées à Valenciennes avait pour auteur Jehans Baillehaus. D'autres, plus anciennes, figurent au feuillet d'un manuscrit qui était en possession de M. Gaston Paris. Ce feuillet provient des archives du chapitre de Beauvais et a été trouvé à Thérines, canton de Songeons (Oise). Ces pièces remontent au quatorzième siècle et la publication en a été préparée par MM. G. Paris et A. Thomas. »25 La voici :

    Hemy, compains, comment amours s'aplicque !

    Eiz en men ceur, qui de trop bucquier locque,

    C'est pour Cuaignon, qui n'est belle ne fricque,

    Ains est bochue, et des deux jambes clocque.

    J'en suy sy prins que ne sçay que je face.

    Quant je raouet sa reguignye face,

    Et je rouarde la trappaude enfroignie,

    Elle me saime sy très fort engaignye,

    Qu'é toudys paour qu'elle me queure seure.

    Pour cheu me fault, pour eschever meslee,

    Froyer son trau, qui est plus noir que meure.

     

    [L]ors je luy tappe, inte le tambrelicque,

    Ens le poictron men amoureuse brocque.

    Mais de tout cheu elle me fait le nique,

    Cuydans toudis que d'elle je my mocque.

    Lors je suis suer et elle my racache

    De son brodier qui sant orde fumache.

    Puis, quant elle est de me queue esmoucquiee,

    Se panche sent le trippe rescauffee,

    Et dit : « Compains, que je monte desseure ! »

    Ainsi me fault comme s'est desrenee

    Froyer son treu qui est plus noir que meure.

     

    Puis quant (el) voit que sy fort li berlique,

    Et nos brodiers sonnent hault comme clocque,

    Elle my donne ung morcel de flammicque

    Et de bodin, qui est deles chy pocque,

    Et dyt : « Mygnen, je sens en me crevache

    Qui le fauldra reffaire cop à cache. »

    Puis me rassault celle vielle enfum...ie

    Et me brandist sur ce panche pe...

    Disant : « Compains, tappes en a ceste he[ure] ! »

    Donq suis contrains, comme cose juree,

    Froyer son trau qui est plus noir [que meure.]

     

    Prinche, tant fut che grant lai...

    Chen bruar bouatier de me clocqu[e]......

    Qu'elle me dist : « Compains, Dieu te s[equeure] !

    « Se tez hitiez, revyens la matinee

    « Froyer sen trau qui est plus noir [que meure]. »

    [Prinche paillart, quant j'eubz ainsi macq......

    De chen wrancel une grande gueullee

    Je desmygnyay sur cen groing tau en l'eure,

    Et se juray que n'iroie de l'annee

    Froyer son treu qui est plus noir que meure.]26

     

     

    Autre grande tradition, les premières chroniques historiques en langue vulgaire, qui nous sont dues à Jean de Joinville de Champagne (retraçant la vie de saint Louis). Mais la traditions des chroniqueurs des Ducs de Bourgogne est également foisonnante.

    Le roi de France Jean II le Bon crée un nouvel apanage ducal bourguignon pour son fils préféré, Philippe le Hardi (1364-1404), qui reçut en 1363 le duché de Bourgogne en fief et devient le premier duc de la dynastie des Valois (le comté de Valois est maintenant un territoire à cheval entre l'Oise et l'Aisne). En 1369, il épousa à Gand la fille du comte de Flandre, Marguerite III, riche héritière présomptive des comtés de Flandre, d'Artois, de Rethel, de Nevers et du comté de Bourgogne et veuve du précédent duc de Bourgogne Philippe Ier décédé sans descendance à l'âge de 15 ans. Ils résideront à Dijon, capitale du duché de Bourgogne. Il établit à Lille sa Cambre du Conseil, composé d'une Cour de justice et d'une Cour des finances. La Cour de justice est transférée à Audenarde en 1405 puis à Gand.

    Toute la politique des ducs de Bourgogne consista ensuite à essayer de s'emparer des régions situées entre la Bourgogne et la Flandre et d'en faire un État entre la France et le Saint-Empire. Ils procédèrent par mariage, héritage ou achat (Jean sans Peur et Philippe le Bon) ou conquête (Charles le Téméraire).

    Jean sans Peur (1371-1419) résidera également principalement à Dijon, il prend possession des comtés de Flandre, d'Artois et de Bourgogne en 1406.

    Philippe le Bon (1396-1467) passe certainement son enfance au Château de Rouvres à côté de Dijon, puis à Paris où il passa quelque temps à la cour, mais c'est au Prinsenhof de Gand qu'il passa l'essentiel de sa jeunesse. Il se familiarisera aux mœurs et à la langue de ses sujets Thiois, et il avait d'ailleurs des précepteurs flamands. A quinze ans, son père lui donna le gouvernement de la Flandre et de l'Artois. Ces possessions, réunies avec les autres possessions bourguignonnes du Nord forment désormais les Pays-Bas bourguignons (à partir de 1430), même si d'autres États viendront les agrandir. Ses résidences sont à Bruges, Gand, Dijon, Bruxelles, Lille. Cette dernière cité s'endettera pour aider les finances ducales. Mais en contrepartie, il participera par trois fois à la fête de l’Épinette, qui s'y déroule, ce qui ne manquera pas d'y apporter une population heureuse de s'y égayer. Il fonde l'Ordre de la Toison d'Or à Bruges en 1429, et fêtera le deuxième (1431, durant lequel on en établit les statuts) et le cinquième (1436) chapitre à Lille, il construit le Palais Rihour (de 1453 à 1467) et organise le mémorable Banquet du Vœu du Faisan (1454) où il s'engage notamment à partir en croisade pour reprendre Constantinople, ce qu'il ne fera pas.

    Philippe III de Bourgogne est désormais le plus puissant prince de la chrétienté et le duché de Bourgogne au faîte de sa puissance. On peut même parler d'Etat bourguignon. Mais le roi de France, Louis XI, était fort inquiet de la montée de la puissance bourguignonne. Il noua de nombreuses intrigues contre Charles le Téméraire, qui hérite en 1467 du duché de Bourgogne et de tous les titres et fiefs burgundo-flamands de son père, devenant ainsi le nouveau souverain de l'Etat bourguignon. Elevé aux Pays-Bas bourguignons, il prend possession des Pays-bas bourguignon en 1467. Il est l'arrière-grand-père de l'empereur romain-germanique et roi d'Espagne Charles Quint et le père de la duchesse Marie de Bourgogne (1457-1482), qui, à la mort du Téméraire en 1477, alliera un État bourguignon en grand danger d'être conquis par Louis XI, à la maison des Habsbourg d'Autriche.

    Tapisserie, draperie (lin notamment), teinturerie (guède pour le bleu, garance pour le rouge et gaude pour le jaune) font la richesse de Lille et de toutes le villes des Pays-Bas. Les riches drapiers sont aussi les membre de l'échevinat : mayeur, échevin, rewart...

    À la mort de Charles, dernier duc de Valois-Bourgogne, le roi Louis XI, enfin débarrassé de son puissant rival, s'empare de la Picardie, du comté de Boulogne et surtout du duché de Bourgogne, une annexion confirmée quelques années plus tard par un nouveau traité d'Arras, celui du 23 décembre 1482.

     

    Adenet le Roi (né vers 1240 dans le Brabant et mort vers 1300) fut au service de Guy de Dampierre à partir de 1268. Il fut attaché à la cour des ducs de Flandre et de Brabant, puis à celle de Philippe le Hardi, roi de France. Il est auteur de trois chansons de geste en laisses d'alexandrins, et d'un roman de chevalerie en vers :

    Bueves de Commarchis (Beuve de Commarchis) est une chanson de geste appartenant au cycle dit "de Guillaume d'Orange", et la réécriture d'une chanson plus ancienne.

    L'Enfance d'Ogier le Danois (1270), est également une chanson de geste, reprenant la première partie de La Chevalerie Ogier de Danemarche et narrant les exploits de jeunesse d'Ogier le Danois.

    Li roumans de Berte aus grans piés ; autre chanson de geste relatant l'histoire légendaire de Bertrade de Laon, chassée de la cour du roi Pépin le Bref, son époux, par les ruses d'une usurpatrice.

    Cléomadès, mis en prose par Philippe Camus et plusieurs fois imprimé. Il s'agit d'un roman de chevalerie, rédigé en vers octosyllabiques à rimes plates.

    Ces textes ne contiennent cependant peu de traits picards. Ils sont la plupart du temps était corrigés par les premiers chercheurs. Cependant dans son étude des textes de ce ménestrel, Fritz Abée27 conclut qu'Adenet semble avoir voulu écrire dans le dialecte de l'Île-de-France, mais qu'on peut noter un grand nombre d'influences du à la langue du Nord.

     

    Tandis que la guerre de Cent Ans (1337-1453) est racontée par Jean Froissart (Valenciennes, dans le comté de Hainaut, 1337-1410 ?) dans deux livres appelés Chroniques. Il prépara son ouvrage en Angleterre alors qu'il était secrétaire, durant huit ans, de la fille du comte de Hainaut, Philippa, qui épousa Edouard III, fils de Jean sans Terre, en 1328. Pour sa Chroniques, il parcourra tous l'occident : l'Angleterre, l'Écosse, le Pays de Galles, la France, la Flandre et l'Espagne, mais aussi Rome et le Béarn, c'est ce qui explique son français policé, presque sans trace de picardismes.

     

    « Affin que li grant fait d’armes qui par les guerres de Franche et d’Engleterre sont avenu, soient notablement registré et mis en memore perpetuel par quoy li bon y puissent prendre exemple, je me voeil en sonniier (soin) dou mettre en prose. Voirs est que messires Jehans li Biaux, jadis canonnes de Saint Lambiert de Liege, en croniza (chroniqua) a son temps auqune cose. Or ay je che livre et ceste histoire augmenté par juste enqueste que j’en ay fait en travillant par le monde et en demandant as vaillans hommes, chevaliers et escuyers qui les ont aidiés a acroistre, le verité des avenues. Et ossi a aucuns rois d’armes et leurs mareschaus, tant en Franche comme en Engleterre ou j’ay travillié apriés yaux pour avoir la verité de la matere, car par droit tels gens sont juste imquisiteur et raporteur des besoingnes et croy que pour leur honneur il n’en oseroient mentir. Et sour ce je ay ce livre fait, dictet et ordonnet parmy l’ayde de Dieu premierement et le relation des dessus dis sans coulourer l’un plus que l’autre, mes li bien fais dou bon, dou quel costet qu’il soit, y est plainnement ramenteus (rappellés) et cogneus si comme vous trouverés en lisant.

    « Et pour ce que ou temps ad venir on sace de verité qui ce livre mist sus, on m’apelle sire Jehan Froissart, prestre net (né) de le ville de Vallenchiennes, qui mout (mû) de paine et de traveil en euch (cela) em pluiseurs mannierres ainchois (avant) que je l’euisse compillé ne acompli, tant que de le labeur de ma teste et de l’exil de mon corps. Mais touttes coses se font et acomplissent par plaisance et le bonne dilligence que on y a.

    « Ensi comme il apparra avant en cet livre car vous y trouverés otant de grans fais d’armes, de mervilleuses avenues, de durs rencontres, de grandes bataillez et de touttes autres cosez sus cel estat qui se dependent de membres, d’armes et de proeche (prouesse) que de nulle histoire dont on puist lire, tant soit vielle ne nouvelle. Et ce doient desirer par droit a oyr tout jone gentilhommez qui se desirent a avanchier. »28

     

    On relève cependant chez Froissart plus de quatre-vingts régionalismes du Nord et du Nord-Est, dont la très grande majorité sont des picardismes et/ou des wallonismes : l’adjectif able et son adverbe ablement, les adjectifs bouseré, glout, les noms cor, grigne, horion, taion, les verbes ajamber, busiier, soi esclemir, rastenir, la locution rendre estire a, ainsi que les sens, estançonner « rester stable », reprendre « raconter » et traveillier « voyager ».

     

    Du XIIe siècle, on ne retrouve aucun texte écrit en Île-de-France. Et, nous dit Henriette Walter, « on peut supposer que l'on devait parler picard, normand ou orléanais jusqu'au portes de Paris, et peut-être même dans les rues de Paris. »29

    Ce n'est qu'au XIIIe siècle qu'on peut vraiment identifier des textes français (c'est-à-dire de l'Île-de-France), comme le Roman de la Rose, écrit au début du XIIIe siècle par Guillaume de Lorris et Jean de Meung, tout les deux du Centre de la France). C'est également à cet époque que ce font connaître les poètes parisiens Rutebeuf (avant 1230-mort v. 1285) et plus tard François Villon (1431-1463 ?).

     

    La poésie lyrique médiévale est également redevable de la poésie latine tardive qui continuera son évolution en parallèle, avec des poètes tels que Venance Fortunat ou le mouvement des Goliards du XIIIe siècle.

    La communication des deux traditions littéraires, méridionale et septentrionale, fut facilitée et approfondie par les Croisades. Nombre de trouvères, tels le Châtelain de Coucy and Conon de Béthune, y ont pris part. La poésie lyrique des trouvères se distinguait cependant de celle des troubadours. Les trouvères ne cultivaient pas le trobar cloz, le métaphore obscur. Leur poèmes portent aussi la marque des goliards. Elle est souvent satirique et embourgeoisée comme dans le cas de Colin Muset qui cultive les plaisirs de la bonne vie. Même si l'amour courtois reste un thème de prédilection, et que beaucoup de trouvères soient des nobles, comme p. ex. Gace Brulé ou Thibaut de Champagne, roi de Navarre, ou travaillent pour des mécènes nobles des cours de la France du Nord, beaucoup d'autres ont trouvé des patrons dans les classes moyennes des villes. Un grande partie des trouvères du XIIIe siècle dont les poèmes nous sont parvenus, ont appartenus à une confrérie de poètes de la ville d'Arras (cf. les Meistersänger en Allemagne). Adam de la Halle, dit le Bossu, fut d'Arras. Il écrivit également des pièces de théâtre, Le jeu de la feuillée et Le jeu de Robin et Marion. Un autre trouvère des plus connus, Rutebeuf, fut Parisien. Lui aussi travailla dans plusieurs genres : théâtre, Le miracle de Théophile, roman, Renart le Bestourné, fabliaux, poèmes aux tons graves et sincères, tirant leurs thèmes de sa vie personnelle, les dits et complaintes.30

     

    La langue écrite picarde, complètement formés au XIIIe siècle, est alors prestigieuse et conserve ses particularités là où le normand adopte de plus en plus les formes franciennes, pour ne presque plus s'en différencier aux XIVe-XVe siècles. En effet, la langue qui compte diplomatiquement est maintenant le français et c'est lui de plus en plus qui s'impose sur l'île de Bretagne.

    De plus, Jacques Allières signale que c'est le picard et l'anglo-normand qui « servirent de véhicule à une littérature riche, les autres [dialectes] se manifestent surtout dans les écrits d'oïl soit comme reflets de l'origine dialectale de l'auteur, soit comme des formes introduites dans les copies par des scribes régionaux, soit enfin comme des variantes libres. »31 Le normand n'avait donc pas développer une culture aussi forte que le picard.

    De plus, le fait que la ligne Joret coupe le dialecte normand en deux, a peut-être aussi favoriser son rapprochement avec le francien, la variante normande méridional ne se différenciant pas autant que la variante septentrional, alors que le picard était plus homogène sur son aire de diffusion.

    Ainsi la faiblesse économiques des villes du Nord, qui va s'intensifiant, va profiter au dialecte central et progressivement, entre le XIIIe et le XVIe siècles, la langue de la cour royale et de la région parisienne devient dominante à l'écrit.

    Cependant le XIVe siècle connaît encore quelques grands auteurs.

    Citons Jean d'Arras, et sa Mélusine ou la noble histoire des Lusignan. Il n'est cependant imprimé, en français, qu'en août 1478 à Genève par Adam Steinschaber. C'est le premier livre illustré imprimé en français, avec le Miroir de rédemption de l’humain lignage. L'histoire fantastique raconte comment un seigneur Raimondin de Poitiers, ancêtre des Lusignan, épousa une femme nommée Mélusine (mater lucina, autre nom de Junon, déesse de lumière, Mère Lusigne (la mère des Lusignans), divinité celte protectrice de la Font-de-Sé (fontaine de la soif, Lyké des grecs, Mélugina des Ligures ou Milouziena des Scythes ?). Le Seigneur Raimondin s'obligea, à la demande de sa promise, à ne pas la voir le samedi, mais emporté par la curiosité, « en ceste partie nous dist l'istoire que tant vira et ravira Raimondin, qu'il fist un pertuys en l'uys, de la pointe de son espée, par quoy il peut adviser tout ce qui estoit dedens la chambre, et vit Melusine qui estoit en la cuve jusques au nombril en signe de femme, et peignoit ses cheveulx ; et du nombril en bas en signe de la queue d'une serpente grosse comme une quaque à harenc, et moult longuement debatoit sa queue en l'eaue, tellement qu'elle la faisoit bondir jusques à la voulte de la chambre. » « Lors la dame, ainsi transmuée en guise de serpent come dit est, fît trois tours environ la fortesse, et à chacune fois qu'elle passoit devant la fenestre , elle jetta ung cri si merveilleux que chacun en plonroit de pitié, et appercevoit-on bien qu'elle se partoit bien enuis du lieu, et que c'estoit par constrainte », mais chaque fois qu'un Lusignan se trouve en danger, elle revient au château, elle apparaît comme messagère de malheur, au sommet de la tour, et pousse des cris avertisseurs. « Et icy se taist Jehan d'Arras de l'istoire de Lusignen. Et vueille Dieu donner aux trespassez sa gloire, et aux vivans force et victoire qu'ils la puissent bien maintenir. »

    La tour de guet de l'ancien château des Lusignan, à Vouvant en Vendée, daté de 1242, se nomme la Tour Mélusine.

    Emile Verhaeren, dans Le chant de l'eau, écrit « Ainsi fait-elle encor / A l'entour de son corps / Même aux mois chauds / Chanter les flots. [...] Et peut-être que Mélusine, / Quand la lune, à minuit, répand comme à foison / Sur les gazons / Ses perles fines, / S'éveille et lentement décroise ses pieds d'or, / Et, suivant que le flot anime sa cadence, / Danse encor / Et danse. » Elle représente donc le guetteur de l'amer ou du beffroi, dont elle devient la patronne.

    Mais écrit à la demande du duc Jean de Berry (frère du roi) et de sa sœur Marie de France, duchesse de Bar, le texte de Jean d'Arras présente pour ainsi dire aucun trait picardisant : signalons la forme écrite Lusignen (et non Lusignan, qui ne peut que se prononcer /lyzigjã/), on y rencontre Geuffroy (pour Goffroy, du germanique Gottfried d'origine), les gayants Guédon et Grimault, et ci-dessus, on remarque les mots uys, pertuys qui sont déjà dialectales et les prononciations espée, eaue mais aussi le singulier chevau (cheval), les verbes adrescher (adresser), drescher (dresser), embrascher (en concurrence avec embrasser), revenchier (en concurrence avec revengier, actuellement revancher), la forme scabelle (pour escabelle), il les viendroit querre (pour il les viendroit quérir)... Cela témoignerait pour une recopie du texte picardisant en français.

    Mais surtout, il a donné lieu à de nombreuses réécritures ou adaptations (déjà au début du XVe siècle par le trouvère Couldrette du Poitou) jusqu'au XIXe siècle, durant lequel la fascination pour le Moyen Age favorise un retour de Mélusine dans la littérature française, et aussi comme emblème de certaines villes du Nord, les Lusignan étant alliés aux ducs de Bourgogne, souverains des Pays-Bas à partir de 1384. Ainsi Bailleul (depuis 1690) et Armentières ont choisis la sirène Mélusine pour assurer la protection de la ville, ainsi que la ville de Hierges, dans la botte givétoise (de tradition wallonne), même si beaucoup d'autres ont choisis un dragon (gardien médiéval de la salle des trésors de Gand, Tournai, Ypres, Béthune) ou un lion (symbole des Flandres pour Douai, Arras, Bergues). Tournai arbore également, mais plus bas, deux sirènes et deux tritons. Les casques des armées des comtes de Luxembourg, et leur descendant, les comtes de Saint-Pol-sur-Ternoise et de Ligny-en-Barrois (en Lorraine).

     

     

    1 La naissance du français, in Le français en Belgique, Duculot, Louvain-la-Neuve, 1997, p.64

    2 Charles Joret, Le C dans les langues romanes, A. Franck, Paris, 1874, p.222.

    3 Le francique rhénan était parlé dans la région autour de Spire, Worms, Lorsch, Mayence, Francfort. C'était la langue maternelle de Charlemagne et certainement de la cour carolingienne. « Par le nombre de locuteurs, par l'étendu de son aire dialectale, par son prestige, et peut-être par la force des vainqueurs, le francique, et surtout, le francique rhénan, langue des rois carolingiens, s'était probablement imposé aux autres dialectes. […] Son influence sur les dialectes de l'allemand supérieur est prouvée » (Franziska Raynaud, Histoire de la langue allemande, Que sais-je ? N°1952, PUF, Paris, 2e édition, 1993, p.32-33) Le haut-allemand, au VIe siècle, connaît la mutation consonantique haut-allemande, et deviendra la langue allemande. Le francique rhénan, ripuarien et mosellan descendent du francique moyen, le néerlandais vient du bas-francique, le Platt (ou Niederdeutsch) descend du bas-saxon.

    4 Au VIIIe siècle, un abbé de Corbie est cité comme ayant une égale connaissance du latin et du teuton (encore en 820, l'empereur Louis le Pieux, fils de Charlemagne, et Saint Adalhard, abbé de Corbie en Picardie fondent le monastère bénédictin de Corvey (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) en le nommant Corbeia nova « nouvelle Corbie »). En 1285, on entendait à Lille le roman et le teuton. Au XIe siècle, Godefroid de Bouillon parle avec la même aisance le roman et le teutonique. Au XIIe siècle, St-Norbert, prêchant dans le Hainaut, parlait tour à tour le teuton et le roman. L'historien de Philippe-le-Bel se félicite d'être arrivé dans un pays où il retrouve sa langue maternelle. La comtesse de Flandre, Jeanne (dite) de Constantinople, a commandé, entre 1238 et 1244, aussi bien une version française qu’une version néerlandaise du roman d’Aiol. Ainsi jusque vers le XIIe-XIIIe siècle, le bilinguisme était de rigueur.

    5 On trouve des îlots germaniques en zone romane, L'Allemand-Rombach (Deutsch-Rumbach) en Alsace, et tiche (uniquement dans la toponymie), veut dire « thiois », donc teuton : Audun-le-Tiche (sert à faire une distinction avec le village homophone d'Audun-le-Roman, au nord-ouest du département de la Moselle), Meix-le-Tige (en wallon Méch-li-Tîxhe, en allemand Deutsch-Meir, en province de Luxembourg, en Belgique, près de Meix-devant-Virton), ou Heure-le-Tiexhe (en wallon Eûr-li-Tchè, en néerlandais Diets-Heur dans le Limbourg Belge) à l'ouest de Heure-le-Romain (situé lui en Province de Liège) et encore Odeur-le-Romain et Odeur-le-Tiexhe. Montenaken, est encore en 1300 Montenack-la-Tiexhe et Roclenge-Looz, au XIIIe s. Rockelinge-le-Tieche, Tourinnes, jusqu'au XVe s., Tourinnes-la-Tiexhe...

    6 Les noms de lieu en témoignent, welsch veut dire « wallon », donc roman : en Belgique, Wals-Wezeren (près de Melck-Wezeren) et Wals-Betz (Betsica Gallicorum, près de Geel-Betz), Houtain-l'Évêque en Brabant flamand se dit Walshoutem en néerlandais ; en Allemagne, Welschbillig, Welscherath, Welschenbach, an der Welschen Kehr... En allemand, le mot Kauderwelsch veut dire « baragouin » et le Rotwelsch désigne l'argot, la Gaunersprache (langue des bandits), de même qu'au Limbourg néerlandophone, le Roodwalsch est nom du bargoensch.

    7 Godefroy Kurth, La frontière linguistique en Belgique et dans le nord de la France (in Mémoires couronés, vol. 48), 1895, vol.I, p.395.

    8 Cf. Wolfgang Jungandreas, Zur Geschichte des Moselromanischen : Studien zur Lautchronologie und zur Winzerlexik, Steiner, Wiesbaden, 1979.

    9 Ministeriu (qui donne mestier en anc. fr.), « ministère, service de Dieu », et non « profession », sens qui aboutira à menestrel.

    10 Eduard Koschwitz, Commentar zu den ältesten französischen sprachdenkmälern, Gbr.Henninger, 1886, p.66.

    11 Edouard Philipon, Les destinées du phonème e + i dans les langues romanes, in Romania XLV, p.422 ss., 1918-19.

    12 Paul Marchot, Sur le dialecte de l'Eulalie, in Zeitschrift für romanische Philologie, Vol. XX, M. Niemeyer (Halle), 1896, p.510.

    13 Liselotte Biedermann-Pasques, Approche du système graphique de la Séquence de Sainte Eulalie (deuxième moitié du IXe siècle), in Isabel Uzcanga et al., Presencia y renovación de la lingüística francesa, Salamanca, 2001, p.30.

    14 Le Journal des sçavans, Décembre 1858, p.737.

    15 La naissance du français, in Le français en Belgique, Duculot, Louvain-la-Neuve, 1997, p.73

    16 A.Boucherie, La Vie de saint Alexis. poëme du XIe siècle, édition de M.Gaston Paris (Revue des langues romanes T5, 1874, p.6.

    17 Source : http://florin.ms/tresor1.html

    18 Léopold Sudre, Les sources du Roman de Renart, Emile Bouillon, Paris, 1893, p.48-49. Concernant l'étymologie des noms d'animaux, Claude Hagège évoque le tabou frappant, durant la chasse, des noms d'animaux qu'on chasse (Halte à la mort des langues, Odile Jacob, Paris, 2000, p.51-52).

    19 Cf. Lucien Foulet, Le Roman de Renard, H. Champion, Paris, 1914.

    20 Cf. Histoire illustrée des lettres françaises de Belgique, ss la dir. de Gustave Charlier et Joseph Hanse, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1958.

    21 George Saintsbury, A Short History of French Literature, The Clarendon Press, Oxford, 1917, p.5.

    22 Aucassin et Nicolette : roman de chevalerie provençal-picard, publ. avec introd. et trad. par Alfred Delvau, Bachelin-Deflorenne (Paris), 1866, p.32-34

    23 Léopold Constans, Marie de Compiègne, d'après l'Évangile aux femmes, Librairie A. Franck, Paris,1876.

    24 Graham A. Runnalls, Le Miracle de l'Enfant ressuscité, Librairie Droz, 1972, p.LXXIII

    25 Le Parnasse satyrique du quinzième siècle, Anthologie de pièces libres, publiée par M. Marcel Schwob, in Kryptadia 1909, volume 9, p.11.

    26 Le Parnasse satyrique du quinzième siècle, Anthologie de pièces libres, publiée par M. Marcel Schwob, in Kryptadia 1909, volume 9, p.127.

    27 Fritz Abée, Laut- und Formenlehre zu den Werken des Adenet le Roi, Halle, s. n., 1905, p.45.

    28 Jean Froissart, Chroniques. Livre I. Le manuscrit d’Amiens. Bibliothèque municipale n° 486. [The Online Froissart, a Digital Edition of the Chronicles of Jean Froissart].

    29 H.Walter, Honni soit qui mal y pense, Robert Laffont, Paris, 2001, p.153.

    30 http://www.staff.hum.ku.dk/hp/apercu/apercu7_00.htm.

    31 Jacques Allières, La Formation de la langue française, Que sais-je ? N°1907, PUF, Paris, 1996, p.116.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :