• II. Le picard 4. Les textes religieux

     

    La scripta picarde s'est même importé loin de son aire géographique. Ainsi en Terre Sainte où beaucoup de croisés l'y avaient implanté1. En témoigne, Robert de Clari (ou Robert de Cléry, vers 1170 - après 1216), chroniqueur et chevalier croisé, mais surtout le dernier texte conservé de Jehan de Journi, La Disme de Penitanche, composé à Nicosie (Chypre) en 1288. Il s'agit d'un manuel de 3296 vers, conçu pour aider les laïcs à se préparer à la confession. Voici en exemple, les vers 2211 à 2221 :

     

    Mais chil a cui il ne seroit

    Point encarkié en penitamche

    Le devroit faire sans doutamche

    Et metre se car a mesquief

    Pour mieus venir de li a kief,

    Car tout cose bien punie

    Si fait tous jours mains de folie

    Que chele qui on en castie.

    Cheste vertus est departie

    En iii bramkes par les pensees

    Qui sont es jeünans trouvees.

     

    Les Francs conquièrent Jérusalem en 1099, et est reprise par Saladin en 1187. Les troupes se retrouvent alors à Chypre. Les Français occupaient le centre et le sud du Royaume de Jérusalem, mais le français fut la langue commune de la noblesse venue d'Europe, de l'administration et de la justice. Floire et Blancheflor aurait une première origine arabe selon Gédéon Huet2, proche de certains récits des Mille et une nuits, qui aurait été empruntés à une tradition encore plus ancienne d'origine bouddhique.

    Le manuscrit de la Bible d'Acre reflète le cosmopolitisme et le haut niveau de culture d’une capitale devenue le passage obligée des pèlerins et des marchands, ainsi que la résidence du Patriarche. Le roi Louis IX lui-même y fit plusieurs séjours (de 1250 à 1254). On en possède deux manuscrits à Paris, de la Bibliothèque nationale de France, celui de l'Arsenal, 5211 (A), composé pour le roi, et celui des nouvelles acquisitions françaises, 1404 (N). L'étude de Pierre Nobel, Ecrire dans le Royaume franc : la scripta de deux manuscrits copiés à Acre au XIIIe siècle3, démontre que le texte a été rédigée à Acre même, mais certainement en s'inspirant et en compilant des manuscrits précédents en anglo-normand. Le ms de la BNF 6447, vers 1275, est clairement picard, et résulte de la version en rimes de la bible d'Herman de Valenciennes.

    Dans ces écrits, il n'est pas rare de rencontrer des picardismes : camés (pour chamiaus), caler, calemele (roseaux), canne/cane (mesure de longueur), carelle (querelle)... Les italianismes et occitanismes n'étaient pas rares non plus et expliquent peut-être la présence de traits de langues romanes septentrionales dans ce français colonial d'outre-mer. Mais d'autres traits picardisants ou wallonisants ou lorrains, se rencontrent, comme les infinitifs veïr/veÿr (voir), seïr/assaïr (asseoir) ; les futurs pluriel en -ent (s'apelerent, loerent) ; les passé simple en -ont (corront) ; les participes passés en -te (lute pour lue) ; les présents 1er pers. du pl. -omes (sofriromes, moromes, soyomes, fuyomes), et de l'imparfait de l'indicatif et du subjonctif en -iemes (fusiemes, aveemes) ; les passés simples en -eï (creï/creÿ « cru ») ; la réduction de la diphtongue (vosin pour « voison », donra pour « donrai », a pour « ai »)... feuc (feu) et leuc (lieu) sont clairement des occitanismes, mais aigue/aygue se rencontre autant en Occitanie qu'au sud-ouest, nord-est et est du domaine d'oïl. La langue est donc bien une koinè, bigarrés de traits régionaux d'origines diverses, destinée à un public de culture haute. Maisnees « servantes » semblent bien être le seul mot clairement d'origine picarde, et les h issu d'un s implosif (mahle, ahne, vahlet) est typique du wallon.

    « Le jour où l'histoire de la Bible française sera assez avancée pour permettre à l'historien quelque généralisation, on trouvera sans doute qu'une large part d'honneur revient à la race picarde dans l'œuvre de la traduction de la Bible. »4

    Citons encore l'oraison dominicale, à titre d'exemple, tiré d'un manuscrit de la Bibliothèque de Saint-Victor et datant du XIIe siècle :

    « Sire Pere qui es ès ciaux, saintefiez soit li tuens nons, auigne li tuens regnes, soit faicte ta uolonté, si come ele est faite el ciel, si soit ele faite en terre. Notre pain de cascun jour nos done hui, et pardone nos nos meffais si come nos pardonons à cos qui meffait nos ont. Sire ne soffre que nos soions tempté par mauvesse temptation, mes, Sire, deliure nos de mal. Amen. »

     

    1 Cf. Cyril Aslanov, Le français au Levant, jadis et naguère : à la recherche d'une langue perdue, H. Champion, Paris, 2006.

    2 Romania XXVIII, 1899, p.348.

    3 In Pierre Nobel & Catherine Dobias-Lalou, Variations linguistiques : Koinè, dialectes, français régionaux, Presses Univ. Franche-Comté, 2003.

    4 Samuel Berger, La Bible française au moyen âge, Imprimerie Nationale, Paris, 1884, p.259.


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