• II. Le picard 6. Influence le néerlandais

     

     

    Au XIIIe siècle, une langue de chancellerie prend forme et par Jacob van Maerlant, qui a travaillé en Zélande, en Flandre et peut-être en Hollande, on sait qu'une koiné s'est renforcée : on se sert alors (comme le dit lui-même Maerlant), pour les besoins de la rime, mais pas seulement, de mots empruntés à différents dialectes (Duutsch, Brabantsch, Vlaemsch, Zeeusch) et à d'autres langues (Walsch, Latijn, Grieksch, en de Hebreeuwsch).

    On peut trouver chez lui les mots : caer (cher, chère), canosie (chanoinie, canonicat, chapitre de chanoine), caproen (chaperon), kaitijf, keitijf, keijtijf (chétif), kempe (camp), compaengie (compagnie), desolaet, diviniteit, obstinaet, engien (engin), fier, fruut (fruit), notoor « notoire », reservoor « réservoir », persoer (pressoir), peinzen (penser), prence, prinche (souverain, de prince), prinden (prendre), provensch hout « bois de Provence », rosine (raisin)... qui sont originaires du picard. De même, ce n'est que des mots en -oi- (forme de l'ancien-picard) qui sont empruntés par le néerlandais, et jamais en -ei- : loy, convoy, octroye, roi... qui sont en ancien-français lei, convei, o(c)trei, rei.

    Mais on trouve aussi amie (amoureux), dilovie (déluge), luxurie, grongieren (grogner), instrument, ypocrite, joye, maisniede, mesnije, messenije (cour, maisonnée, de maisnie), naen (nain), ordinere, paijen (païen), pays (paix), parlement, poetrie ou poëterije, point, puur, quijt, quite zijn (être quitte) et quiten (quitter), reinardiie (ruse, de renard), religioen, ribaudie (espièglerie, brigandage, débauche), sacriste (sacristain), sale (salle), sermoen, siegie, sottie, subtijl, tempeest, torment (et tormenten ou tormenteren), travalie, truwant (truand), venijn (venin)... dont l'origine peut-être autant picarde que française, voire latine. Comme on l'a dit, le picard est la langue d'oïl, avec le normand, la plus conservatrice : les mots canter, canterije et discant, discanter, discantéren sont aussi proche du latin (cantus) que du picard (cant, « chant ») ; et glorie est aussi proche du latin gloria que du picard glore, « gloire » ; ou memorie est ressemble autant au latin memoria qu'au picard mémore « mémoire ». Par contre, il est sûr que laudéren « louer, faire des louanges » et licentiaet « licencié » sont d'origine latine. On sent aussi que le français est déjà en concurrence, Kiliaan enregistre mes-kief, mis-kief (prononciation picarde) et meschief (prononciation française, à moins qu'il faille lire -sch- comme schandaliséren) pour « malheur, infortune, méchef » (de mes- (mé-) et de chef aux sens ancien de « bout, extrémité », qui est passé en anglais également sous sa forme française mischief).

    Le moyen-néerlandais avait emprunté déjà beaucoup de termes au picard. On peut donc aussi lire dans les vieux textes (voir notamment le dictionnaire néerlandais-latin de Cornélius Kiliaan du du XVIe siècle) les mots achauteren, achauten, acouten, acouteren « écouter » (en picard acouter), alcumye, alkemye (alchimie) et alcumist, alkemist (alchimiste), andolie « andouille », aweit ou awet « guet, guetteur » (cf. l'expression être aux aguets), bochus et botseus « bossu », brachiere « brassière », capeau « chapeau », cateil, cateile « propriété, bien, capital » (du picard catel, qui donne aussi cattle en anglais), scolere « chanteur de chœur, étudient » (de scoliere), karnier, maintenant corrigé en scharnier, « charnière, gond » (de carnière), mais le frison knier de même origine et de même sens est encore courant. Calange (de calenge, « challenge, défi ») et calangeren « accuser, dénoncer » (de calengier « défier »), caval « cheval », exploot, explootéren « exploit, exploiter », fusiek (de fusique « fusil », encore présent chez Hécart et courant dans le Nord de la France), gambuyn « jambon », gaugie, gauge « jauge » et gaugierer « jauger », retoqueren (de re- et du picard toquer « retoucher », encore utilisé a XVIIe-XVIIIe siècle, puis détrôné par retoucheeren), waardemingier (de warde-minger, « garde-manger »), walop (« galop »)...

     

    Parfois les dialectes, notamment le west-vlaams (flamand occidental ou west-flamand), restent plus conservateurs : branke (de branke, « branche », attesté également dans le Brabant), et kokkemare, kokmare (de cauquemar « cauchemar », de cauquier « fouler, presser » et mare, d'origine néerlandais « fantôme, spectre », qu'on retrouve dans l'anglais nightmare), kuuscheege, kuuskesse, keussienge (de caussier « chaussier », cordonnier), memoorje, memorie (de mémorie, « mémoire »), ballesjiere, ballesoire, ballesôre (de balançore, « balançoire »), bordeure, borduure (de bordeure, « bordure »), kachtel, kachel, kachsel, kassel « poulain » de ca(p)tel, fr. cheptel (voir l'anglais cattle « bovins, bétail »), kletsoor, klatsoor, katsuur, klatsoel, katsoel, kasjoen, klatsioeën, ketsjuur « fouet » ou « lanière de fouet » de cachone, cachon, afr. chassoire, de cacher, afr. chasser et le -l- par l'influence du mot klakken « claquer » (chez Poilly cachoire et chassoire « fouet » et cachuron et chassuron « ficelle propre à faire une mèche de fouet »), foteure (de voteure, « voiture »), plangkier, plankier, plankis (de planquié, « plancher » signifiant « trottoir », pret, prèt, pareie, poreie, paret, poret (de poret, « poireau »), prochie (de parochie, « paroisse », signifiant « village »), teljoor, talore, talôre (qu'on entend encore à Maastricht, de tallor, « tailloir » mot ancien pour « assiette »), tette (de tète, tétète, « poitrine »), korzei pour le néerlandais korzeling (de courcé, « courroucé »), tinke (de tinque, « tanche »), verket, vringket, frienket, ket de fourquette « fourchette », stamenee de « estaminet », fitsjau, visse, « putois » viendrait du picard fichau (apparenté à fuseau, le putois étant de forme allongée)...

    On pense que les formes flamandes entwie, entwat, entwaar, enthoe sont un calque de la tournure picarde eune sais [qui, quoi, quel, comment, où](en wallon, la tournure existe aussi).

    Citons encore, attestés que dans certaines régions du westflamand : uitkolferen (dans le pays de Waes, ou Waasland) « bien chauffer » (de cauffer), tranque (Bruges, Ostende) « darne, disque » de tranque « tranche », bottel (à Ostende), de boutel, « bouteille », kallant (à Blankenberge, Knocke, Ypres) pour klant en néerlandais (de caland, « chaland »), karjot (de kariot, « chariot »), kassiene (à Wervik et Ypres) signifiant « rebord de fenêtre formant un banc » (de cassin, « châssis »), krette, karette (Flandre zélandaise) « charrette, vieille voiture » de karrette , kapelet (à Heverlee) « boursouflure du cou, de la gorge ou de la jambe d'un cheval » de kapelet (en français chapelet peut encore désigner des « nodosités des cartilages »)...

    En flamand de France (dialecte rattaché également au west-vlaams), on trouve aussi : kanne « litre » (de canne, « chainne », qui en 1286 signifiait « mesure de liquide » et kanneboetaaie (association de canne et bouteille, signifiant « bouteille d'un litre », kasse « armoire » (de casse, « châsse »), peinzen, peizen (de pinser, « penser »), wante (de want, « gant »)... L'abbé D. Carnel dans son étude du Dialecte flamand à Bailleul1 cite l'expression te feyte, « tantôt, sur le fait » et van 't part « de la part », dont la prononciation de fait et part est picarde avec ce -t final qui se fait entendre. On y dit aussi gouste, « goût ».

     

    En flamand, le /š/ emprunté au français ou au picard devient /s/ : on avait donc, par exemple, pour le picard angouche « angoisse », en moyen-néerlandais anguwisse ou anguisse, Chartres devient parfois Sartres, « anchois » (espagnol ou portugais anchova) donne antsouwe, anssoye (corrigé plus tadr en ansjovis, sj note en néerlandais le son /š/), « revanche », revence, sloep dérive du français « chaloupe ») et le /tš/ est donc devenu /ts/ (par exemple toorts du français « torche »).

    Le Etymologisch woordenboek van het Nederlands (EWN) explique que dans ce dialecte [picard (nord de la France)] ch (et le k correspondant à ch en français, ainsi britse, correspond à briche, « brique ») a encore été prononcé pendant longtemps comme une affriquée /č/, ce que la forme fréquente néerlandaise du XVIIe siècle ts démontre2. Alors que dans la langue française standard, la transition /ts/ > /s/ s'est produite durant le XIIIe siècle.

    C'est la raison pour laquelle on pense que les mots suivants ont du transiter par le picard : boetseren (bocher / bosser, « bosseler »), flitsen (flèke / flèche), kwetsen, kwetsuur (quachier / quasser (orthographe courante vers 1100), « casser » et cacheure / quassure, casseure, « cassure »), fatsoen (fachon / façon), rots (roque / roche)3, loods, loge, logie (loche / loge)4, plaats (plache / place), ketsen (« rebondir, ricocher ») et kaatsen (en Flandre « jouer à la balle, aux billes »)(cacher / chasser, qui donnera catch en anglais), rantsig (flamand occidental pour ranzig de ranche / rance)5... pens vient du picard pinche (panse, bedaine).

    Parfois le néerlandais a corrigé en se rapprochant du français : fors (anc. forts), forceren (anc. fortseren) de forcher / forcer, hoes (anc. hoets) de houche / houce, mtn. housse, toorts était anciennement torke pour « torche »...

     

    On sait que le suffixe -teit (-té) a gardé en néerlandais le -t final sous l'influence des premiers mots qu'il a emprunté au picard (faculteit...) où le -t final, comme on le sait, s'est maintenu longtemps, contrairement au français : ainsi en moyen-néerlandais taneit (maintenant tanig) « tanné », et tapijt « tapis », recruut « recrue », et avec le suffixe -teit : naïviteit (« naïveté »), continuïteit, majesteit, kwaliteit, kwantiteit...

    De même le suffixe -ier (prononcé i long + -r), aurait son origine dans le fait qu'en picard, par la réduction des diphtongues, on avait -i- et non -ié- comme en ancien-français. Le néerlandais a donc emprunté barbier, officier, bankier, puis le suffixe a servi à former d'autres mots pour désigner une fonction : herbergier (« aubergiste »), afgodier (« idolâtre », dans le sens religieux)... Ce suffixe a parfois été concurrencé par sa variante -enier (sur le modèle de aalmoezenier « aumônier ») : drapenier et drapier, fruitenier et fruitier...

    Encore le suffixe français -eur (ou plutôt -our, en ancien-français, avant qu'il ne soit supplanté par la forme picarde en -eur) est, à date ancienne, rendu par -oos (par analogie avec -loos), puis par -eus (équivalent du picard -eux) : diffamoos (« diffamateur »), amoureus, delicieus, komplimenteus, qui ont disparus de la langue moderne, flatteus toujours employé sous cette forme, tapageus plus tard corrigé en tapageur... Mais on a bien reformateur, labeur et labeuren (avec le suffixe -eur picard) mais jamais labour, labourer (avec le suffixe -our qui est originaire du Centre de la France).

    De là peut-être la graphie -eu- pour le son [ø], comme dans le mot keure (lois et statuts des communes de droit public), vleugel « aile », peuterig « minuscule »...

    Le préfixe her- (« encore, de nouveau ») est également emprunté au picard er-, ar- (français -re, erposer, arposer « reposer ») : herademen « respirer de nouveau, retrouver son souffle », herbebossen « reboisement », herboren « renaître », herontdekken « re-découvrir »... Ce préfixe est d'ailleurs toujours productif en flamand, tandis qu'il est souvent remplacé en néerlandais standard par l'adverbe opnieuw. Herbeginnen est outre-Moerdijk opnieuw beginnen « recommencer ».

    Il est possible qu'en plus de cette influence du picard durant le Moyen-Âge, elle ait perduré durant le XIXe siècle, lors de l'immigration des ouvriers pauvres de la Flandre belge, vers les régions carolorégienne et lilloise. En effet, beaucoup faisait des aller-retours après la création des lignes de chemin de fer.

    Les chansonniers lillois se moquaient de la prononciation flamande. Par exemple, Brûle-Maison, dans ses Chansons tourquennoises et lilloises (1813) :

    DIALOGUE

    Entre un Flamand et une Daruse

    de la paroisse de St. Sauveur.

    Air noté n.° 3.

    LE FLAMAND.

    Bon zour Jofvrouw, mon cœur,

    Moi, venir tout-à-l'heure

    Te faire de l'amourese ;

    Bon zour Jofvrouw, mon cœur,

    Moi venir tout-à-l'henre,

    Va de moi l'ai pas peur :

    Je le suis de Bruxelles,

    Belle jolie mamezelle ;

    Je le suis venu pour trois mois,

    Pour l'apprendre le bon François,

    Vous, mamezelle l'apprendre moi.

    LA FILLE DE ST. SAUVEUR.

    Mi je ne vons entend point,

    Vo fichu baragouin,

    Wettiez in pau che Flaüte ;

    Mi je ne vous entend point

    Vo fichu baragouin,

    Sommes-nous ichi à Tourcoing ?

    Vous parlez tout dervierre,

    Je ne suis point mamezelle,

    Je suis une fille de Saint Sauveur,

    Pauvre, mais ben riche en honneur,

    Ne mé fiché point malheur.

    LE FLAMAND.

    Moi le suis garçon Flamand,

    Z'ai beaucoup de l'arzent

    De mon père et de mon mère ;

    Moi le suis garçon Flamand,

    Z'ai beaucoup de l'arzent,

    Beaucoup de l'habillement ;

    Si vous voulez, madame,

    L'étre mon petite femme,

    Toi li couchera avec moi,

    Moi li coucherai avec toi,

    Dites ben oui par mon foi.

    Dites ben oui par mon foi.

    LA FILLE DE ST. SAUVEUR.

    Ti conqué aveuque mi,

    Ta ben fé va toudi !

    Va t'en Flamend de Bruxelles ;

    Ti conqué aveuque mi,

    Mi couqué aveuque ti,

    Mi je veux rester drochi ;

    Va t'en vir tes mamezelles,

    U ben tes trois Puchelles :

    Le Mann' qui piche à cheu qu'un di,

    Qui jour et nuit piche toudi,

    Va t'en couqué tout près de li.

    LE FLAMAND.

    Moi l'ai beaucoup d'écus,

    D'escalins encore plus,

    Pour li acheter une femme ;

    Moi l'ai beaucoup d'écus,

    D'escalins encore plus,

    Pour point coucher sur la rue,

    Que mon père me donne :

    Viens mon petit cochonne,

    Viens-moi me baiser volontier,

    Tu l'aura tout men'amitié.

    Quand j'aurai toi marié.

    LA FILLE DE ST. SAUVEUR.

    Je n'ai que faire de t'n'argent,

    Je n'ai point besoin d'un Flament ;

    Y sont plus lourds que des biettes :

    Je n'ai que faire de t'n'argent,

    Je n'ai point besoin d'un Flament,

    J'aim' mieux un Lillois qui n'a rien.

    Si j'étais te femmelette,

    Te ferait tourner m'tiette,

    Aveuque ti je ne sarot tout d'bon

    Betôt ni Flamen ni Wallon,

    J'aime mieux rester à m'mason.

    LE FLAMAND.

    Toi le veut pas de moi,

    Moi le veux pas de toi ;

    Ze trouverai bien d'autre fille :

    Toi le veut pas de moi,

    Moi le veux pas de toi,

    Adieu la belle je m'envoi.

    LA FILLLE DE ST. SAUVEUR.

    Adieu fichu Flaüte,

    Va t'en avec tes flûtes,

    Ne reviens plus den nos endrot,

    Mi je veux mettre d'sus men dot,

    De l'hierbe que je connot.

     

    Une chanson de Bob Dechamps (dont les paroles ont été recueillies par André Pletinckx, mise en musique par Georges Rieding) illustre à l'inverse la langue picarde parlée par les Flamands, ou en tout cas, l'image que les ouvriers avaient de leur langue parlée par l'étranger, L'accordeoneu :

     

    I

    Ze l'suis venir de Popimplûhûte

    Pac' que z'étint toudis dire à l'maizon

    Qu'a Roubignou Minhir Flahûte

    Aim' à danser au son du Cordézon.

    Quansqu'i c'est mi c'est in bon muzicienne

    Z'ai cru fair' mon z'av'nir avec en Roubizienne

    Ze suis venir in dimanz' a dinner

    Avec ma Cordézon pour zouer dinstous les Cab'rets.

     

    A Roubignou

    Amuse vous

    Brokni quir et Trek en kir

    Quant tu voulez prend' du plaizir

    N'betche zweek en ascouter'

    Quant tu voulez tertou's danser

    Cordéoneu Mi c'est toudis Zwéyeux ----- bis

    Soir et Main ze fais danser les zins ----- bis

     

    II

    Ascoute bien un' fois mam'zelle

    Quant tu vouley' çoisir un'amoureu

    Tu l'fras zamais un choix plus belle

    Quant tu prendeye un bel cordéoneu

    Dans mon maizon quend les éfants c'est braire

    C'est print' ma cordézon et rad'mind eu se taire

    Dans mon samain'ze va zamais travié

    Z gangn' bien mon quinzain' a zouer dans le cab'rets

     

    A Roubignou...............

     

    III

    Ze connais tout' les z'airs de France

    Tu pou d'mander a mis s'que tu vouler

    Quand ze l'ètent'un nouvis danse

    Faut né lontimps ou tout s' suite l'apperdez

    In z'air walon' ou ben in z'air flaminte

    Ze l'a d'ja des méday's patavna tout m'vint

    A Roubignou c'est y co mi l'meyeur

    C'est la sti décorè pou li rwè des cordéoneu

     

    A Roubignou...............

     

    La version de Raoul de Godewarsvelde a perdu ce clin d'œil, mais garde les mots flamands :

    Euj' sus venu eud' Godewarsvelde

    Par'ç'qu'ils étotent tous à dire à l'mason

    Qu'un flamind in guise d'intermède

    I'aime bin dinser au son du cordéon

    Quind's'qu'i s'invite chez eune bonne musicienne

    J'croyos faire eum'n'avnir avec eune Roubaisienne

    Alors j'sus v'nu un dimanche à dîner,

    Avec min cordéon pour juer dins sin cabaret

     

    In Roubaignot, Amusez-vos

    Trek 'n keer, brok 'n keer,

    Quind tu voudros prinde du plasi

    Euch' bekken weg, stekke weg,

    Quind tu voudros dinser avec

    Cordéoneux, mi j'sus toudis joyeux,

    Soir et matin eud' faire dinser les gins !

    Cordéoneux, mi j'sus toudis joyeux,

    Soir et matin eud' faire dinser les gins !

     

    Acoute bin eune fos ma'm'zelle,

    Quind's'que tu voudros choisir un z'amoureux

    Te t'f'ras jamais un soir plus bielle,

    Quind's'que te prendras un bel cordéoneux

    Dins ma mason, quind qu'les infants osent braire,

    Euj' prinds min cordéon et tout d'suite i va s'taire

    Pindint l' s'maine, euj' va jamais oeuvrer,

    Euj' gagne ma p'tite quinzaine in juant dins les cabarets

     

    In Roubaignot,..........

     

    Euj' connos tous les airs eud' France,

    Te peux d'minder à tout ch'ti qu'te voudros

    Quind j'que j'intinds eune nouvelle danse,

    M'faut point longtimps tout d'suite j'l'apprindros

    Chanson d'Paris ou bien de Valenciennes,

    Et oui, j'l'ai dins mes dogts et j'in fais eune rengaine

    Ouais Capenoules, ch'est encore mi qu'est l'mieux,

    Ch'est mi l'plus décoré eud' tous les cordéoneux

     

    In Roubaignot,..........

     

    Edmond Tanière la chante également, mais fait presque disparaître toute référence aux Flamands, puisque les mots difficilement interprétables, il est vrai, disparaissent :

    In rigole bien, In s’amuse bien

    Et ar’baisse-te, et ar’lèf’-te, fais z’i vire tes belles gambettes

    Et ravisse-le, et imbrasse-le, pus qu’in d’vient vieux, pus qu’in d’vient bête

    L’cordéoneux, il est toudis joyeux, soir et matin, il fait danser les gins (bis)

    Brokni quir et Trek en kir ou Trek 'n keer, brok 'n keer, pourrait se traduire par « Tire une fois, casse une fois » ; N'betche zweek [en ascouter'] ou Euch' bekken weg, stekke weg, par « Le bassin en avant, le bitoniau en avant ».

     

    Plus récemment, on peut lire les Fables de Pitje Schramouille de Roger Kervyn de Marcke ten Driessche (1923). « Dans ses Fables, il mélange l'argot des Marolles, des archaïsmes, des tournures d'autres quartiers, des flandricismes, des wallonismes. Ainsi sa langue, en tant que création littéraire sur fond bruxellois, s'allie parfaitement aux personnages, pastiches vivants de la vie quotidienne aux Marolles ou dans d'autres quartiers populaires. » Concernant les traits wallons, l'auteur indique : « "tertous", l'article défini "el", le possessif "s' monpère", la voyelle "i" au lieu de "u" dans par exemple "Dans in trou", "in peu"... De ce point de vue, les Fables semblent s'adresser en premier lieu aux Bruxellois. Au point qu'on pouvait les croire "naturellement fermée[s] aux unilingues" (Emile Kesterman, Un héros bruxellois, Labord, 1994, p.60). L'histoire de leur succès prouve qu'elles ont su dépasser ce rôle purement local. Le talent artistique de Kervyn a rendu son "argot d'art" également accessible aux francophones hors de Bruxelles. »6 L'auteur utilise donc la marollien et non le brusseleir (dialecte flamand de Bruxelles). Francis Wanet indique également qu'il aurait été influencé par le wallon. « Historiquement, de nombreux ouvriers wallons venus travailler à Bruxelles au début du XVIIIe siècle ont influencé, par leur parler, les autochtones. Implantés dans l'aire géographique située entre la rue Haute et la rue aux Laines près du couvent des Sœurs Mariolles (ou Marolles), ils ont donné naissance au bruxellois marollien. Il se singularisait notamment par l'emploi d'articles wallons comme par exemple "el" (el mettekoo...). Ce parler a cependant perdu peu à peu de son apport wallon. Popularisé en 1920 par "Les Fables de Pitje Schramouille" de l'avocat et poète gantois Roger Kervyn de Marcke ten Driessche, ce bruxellois a presque totalement disparu. »7

    Remarquons cependant qu'en fait de wallon, ces traits pourraient tout autant être picard. En effet, l'article "el" est loin d'être commun en wallon puisqu'il n'y a que l'accent carolorégien qui le connaisse (la brabançon dit "lë", le liégeois et namurois disent "li" et le bastognais "lu"). On lit également "avec es têt' en bas", "pris s'n élan", "parents de s' femme".

    Un autre trait dont l'auteur n'évoque pas est la forme de la 3e personne du pluriel du présent. Le wallon a la terminaison -èt en liégeois, -nut en namurois, -neut en carolorégien et -ant en bastognais. Ainsi on a pour le verbe "trover/trovî" (trouver), respectivement : i trovèt, i trovnut, i trovneut, i trovant. Or on trouve dans les Fables les formes "trouv'tent", "appel'tent", "penstent". A l'imparfait, on trouve "y righolliont", "commenciont" et "alliont" qui ressemblent également plus au picard "i rigollot", "comminchot" et "allot" (en wallon on a les terminaisons -ît en liégeois, -inne en namurois, et -int en carolorégien et bastognais). On trouve également le mot "feulles" (feuilles) qui se dit "fouye" en wallon. De même "s'èvell'", "boutel", "consel", "solel", "file"... On trouve également un "fernett'" (fenêtre se dit "finiesse"), un "calante" (pour client venant de chaland, caland en picard bien sûr, et dont le klant néerlandais est aussi issu), "histooreke" (petite histoire avec le suffixe diminutif typiquement flamand -ke), "ghernouil'" (qui est rin.ne en wallon). On lit aussi le mot "moisite" et "mourute" avec cette forme féminine particulière au picard (le wallon a mojheye et moite). On trouve aussi "talluur" pour assiette (de talloir), "deul" (diable) qui sont également plus picard que wallon. Par contre "à c't'heur'" est autant picard que wallon, voir français populaire. "Fachon" et "conchierze" peuvent être des défauts de prononciation flamande, mais remarquons encore la similitude avec le picard. On ne pourrait bien voir en ce "y courait d'jà envoïe" que du wallon, même si le wallon a emprunté cette formule au flamand (i corive dèdja evoye, en néerlandais hij lip al weg). "Kron" (dans par exemple "tout va kron") est également à remarquer : en bruxellois courbe se dit krüm (krom en néerlandais). En wallon, on connaît cron, tout comme en picard cran. En dunkerquois, on dit krom.

    Une étude plus poussée serait certainement nécessaire, mais il semble par ces éléments que ce n'est pas du wallon qui a influencé le marollien, mais bien un français populaire, plus proche du picard ou du wallo-picard cependant. Voici pour finir un exemple complet d'une de ces fables truculentes :

    Wisske duvait de s'mère

    Aller chiez l' verdurière

    Aprè in litter' de bière.

     

    "Heië, Wisske, zeg,

    Surtout blaaf niet te lank weg !"

     

    Wisske n'est d'jà sur le palliè

    Ell' court en bas de l'escaliè,

    Ell' clach' la port', mo son caban,

    Çuilà rest' pris dedans !

     

    Et Wisske commenç' de gheller !

    Mouma vient par la fernett' righarder,

    Et ell' se rit presqu'in' bosse,

    Avant qu'ell' va pour la fair' los.

     

    Te faut seul'ma t' mett' à courir

    Pou' les gens fair' plaisir !

    Risquer de se casser le cou !

    Et êter' tenu pour le fou !!

    J'préfèr' mieù de l'laisser pour vous !!!

     

    On le compare très vite au bargoensch, l'argot des voleurs de Bruxelles, mélange de wallon, de flamand, d'espagnol et de yiddish. On y reviendra dans la partie réservée aux argots.

    Le quartier des Marolles abritait de nombreuses familles pauvres travaillant dans la filature. Le marollien est souvent dit être la langue héritée des ouvriers wallons, donc. Mais il faudrait bien sûr s'entendre sur le sens de « wallon » ici. Il s'agit d'habitants de la Wallonie. Georges Lebouc précise qu'il s'agissait d'ouvrier hennuyers venus travailler à Bruxelles au cours du XIXe siècle, notamment pour la construction d'églises et du Palais de Justice. D'autres prétendent que le marollien a une origine beaucoup plus lointaine, qu'ils vont chercher au XVIIIe, voire au XVIIe siècle, lorsqu'un certain nombre d'ouvriers wallons du sud du Brabant8 se seraient établis à Bruxelles, dans le quartier des Brigittines et de la rue des Tanneurs. Avant la construction de la jonction Nord-Midi, on trouvait une Place des wallons (Waelsche Plaats), déjà mentionnée dans un document de 1321. Elle accueillit des tailleurs de pierre venus de Quenast, des maçons, des menuisiers, des charpentiers venus du Brabant wallons. Quenast est encore connu pour sa carrière de porphyre, utilisé pour les pavés routiers. Le village est à la limite de la frontière linguistique (le village de Bierghes est en partie néerlandophone, son nom est d'ailleurs d'origine germanique), dans l'arrondissement de Nivelles, c'est également la zone de rencontre entre le picard et le wallon. Mais si on parle encore wallo-picard (particulièrement aclot) à Nivelles, on parle encore picard dans cette petite partie du Brabant wallon, pour preuve le nom de Braine-le-Château se dit Braine-Castio dans la langue du pays. Situé dans le sud de la ville près de la Porte de Hal (ou Obbrussel, construite pour la deuxième enceinte en 1357-1383), la rue Haute (Hoogstraat, anciennement chemin de Hal, qui était déjà une voie romaine et encore la plus longue du Pentagone) continuait au-delà de la Steenpoort (datant de la première enceinte, construite vers 1250), très fréquenté par les voyageurs se rendant dans le Sud. En bref, quand on se penche sur l'origine de ces Wallons, on voit qu'ils sont des locuteurs du picard et non du wallon.

    Anecdotiquement, signalons que le marollien se retrouve dans l'œuvre d'Hergé, dont la grand-mère était des Marolles. Ainsi dans les Aventures de Tintin, les langages exotiques (arumbaya, picaros, bordure, syldave), les noms de villes étrangères (Wadesdah dans L'Or Noir signifie « Qu'est-ce que c'est que ça »), les patronymes des sheick arabes (Mohammed Ben Kalish Ezab évoquant « le jus de réglisse », Bab El Ehr, « le beau parleur »)... sont en bruxellois.9 Un autre personnage a illustré le bruxellois, le journaliste et folkloriste Jean d'Osta (1909-1993), notamment avec son personnage fétiche Jef Kazak. Le marollien continue de plaire, cependant il a changé : il s'est francisé en quelques sortes. Ainsi les traits typiques du wallon ne s'entendront plus au Théâtre du Toone.

     

    À l'heure actuelle, on remarque que tous les domaines de la langue flamande ont été pénétrés par des éléments de picard. La gastronomie : alsem de aluisne, alhsene (< lat. aloxinum « plante aromatique amère », synonyme de « Artemisia Absinthium L. », désignant la même plante, et qui donnera en français absince, absinthe), kalisse (« réglisse » en Flandre, zoethout « bois sucré » aux Pays-Bas) de régoliche, en wallon rékoulisse (« réglisse »), kampernoelie en Flandre uniquement de campaigneul, campernouille, (« champignon »), kandeel probablement via le picard, du latin caldellum « vin chaud », kapoen (« chapon » et aussi « coquin » en Flandre) de capon (« chapon, coquin, fripon »), kastanje (« châtaigner, marronnier ») de castagne « châtaigne », kokielje (en Flandre) de coquille « brioche », komfoor de cauffoir « chauffe-plat, réchaud », krakeling (« biscuit de forme de 8 ») de craquelin « biscuit », mastel, mastelle (à Breda encore, mastel, mestel, mustel) « biscuit, spéculoos, pain » de wastel, gastel (« gâteau », par assimilation du -w- avec l'article indéfini een)10, rozijn « raisin sec » de roisin, rosin, « raisin », slaatje « plat de légumes froids », de salade (ici, c'est une influence sur le sens qui joue, puisque en français, on a d'abord le sens de « plat de légumes assaisonnés » et particulièrement dans le nord de la France, le sens de « légumes assaisonnés en salades »), vork, vorket, verket de furcke, forque « fourche » et de fourquette « fourchette » (mais aussi fursjet à Tilburg, ville néerlandaise à la frontière belge)...

    Dans le domaine de la faune et la flore encore : fluwijn « fouine », du picard floène, flouène, (vlaamse) gaai de gai « geai », ivoor de ivorie « ivoire », karonje « charogne, femme vile » (injure courante dans les comédie du XVIIe siècle) et kreng « charogne, personne malveillante » de carogne « charogne », pioen de pione, afr. pyoine « pivoine », plevier de pleuvier « échassier, pluvier », en flamand schawuit, schavuit « coquin » p.ê. de cauette, cavette « chouette »...

    Le domaine de la construction, on a : arceren « hâchurer », qu'on imagine remonter au picard arcer « hâcher », arduin (« pierre de taille, azurite ») de ordon « azurite », construeren de construer « construire », harnas de harnas « harnais », kabel du normanno-picard cable que le français lui a également emprunté, kajuit « cabane de bateau » de cahute « cabane », kemenade (de keminé et le suffixe également d'origine française -ade, « pièce chauffée »), kandelaar de candelier « chandelier », kant « côté » de cant (du lat. canthus « cercle de fer pour ceindre les roues » qui donne chant, champ en français, terme technique signifiant « face la moins large d'un objet parallélépipédique », par ex. le chant d'une brique, d'un livre, d'une planche), cantus « coin, côté », kanteel « créneau », probablement de cantel, « chantel » « bord », kar « chariot, charrette », karren « rouler » de car (ou directement du lat. carrus ?), kasteel de castel « château » (à Bruxelles kastïel) et kastelein de castellain « châtelain », en Flandre kassei ou kasseiweg de cauchie « chaussée » (on peut voir des panneaux indiquant kasseistrook, « rétrécissement de chaussée », et dans le domaine du cycliste, sport traditionnel dans le Nord de la France et en Belgique, les « pavés du nord » sont traduit par de kasseien in Noord-Frankrijk, en bruxellois on trouve kassaestïen pour « pavé »), knier de carnière « charnière, gond », kozijn de cassin, « châssis », pier « jeté dans la mer » probablement de pire, piere « pilier, barrage », plank « planche », plankier, planket « plancher » de planque « planche », vliering « étage sous les toits, soupente » de filière « poutre, traverse », veranda, soit de l'anglais varanda (mot hindi varanda, lui-même emprunté au portugais varanda « balcon, balustrade », attesté depuis la fin du XVe s., d'origine incertaine, que le FEW fait remonter au lat. vara « poutre ») ou de waranda, déformation de warande « garenne, varenne »11, mais le sens de terrain de chasse, parc, et déjà anciennement à Bruxelles « réserve de chasse des ducs de Brabant » parle plutôt pour une origine locale...

    Dans le domaine de la vie sociale, on peut citer : baljuw de baliu « bailli » (cf. la rue du Bailli / Baljuwstraat à Ixelles-Bruxelles), boezeroen « sarrau, blouse » de bougeron « bourgeron, quille, blouse de soldat », dorsen de drassen « battre le blé » en afr. treschier, fatsoeneren de fachonner et fatsoen « bonne manière » de fachon « façon », fier [fir] « confiant, sûr de soi », et en Flandre « fier » de fier (via le picard, où les diphtongues française /ié/ et /iè/ sont prononcées généralement /ī/), foor « foire », kalkoen « sabot de cheval » de calcain « talon » (du lat. calx, cacis, calcaneum, origine différente de kalkoen « dinde, dindon », de Calicut, Calcoen en nl., Calcuta, mais que ce mot a du influencer dans sa prononciation), kampioen « champion » de campion, historiquement « celui qui combattait en champ clos (camp en picard) pour défendre la cause d'une autre personne ou la sienne propre, champion », kans de cance « chance », klaroen de claron, « clairon », malloot « pitre » (de malot en ancien-français « abeille, guêpe, frelon », mais le sens vient d'un dialecte du nord « bourdonnement, murmure, grondeur », chez Hécart malot, malotart, maloteux « celui qui gronde toujours »), rebus de rébus que le français a vraisemblablement emprunté au picard, verpieteren « empirer » de ver- + piètre « guenille, chiffon », wambuis « pourpoint » (de wambais, en ancien-français gambais, gambison, « vêtement d'homme ou de femme, ajusté, ordinairement sans manches et couvrant les hanches, fait d'étoffe rembourrée et piquée »)...

    Dans le domaine du commerce, on trouve : klant « client » de calant « protecteur, camarade » (et nonchalant sera emprunté du français plus tardivement), kohier « registre fiscal » de coier « cahier » (mais cahier emprunté au français), pagina « page » du pic. ou wall. pagine (en moyen-nl. pagie du picard paige « page », que le néerlandais moderne a recorrigé à partir du latin), schaats, schaatsen « patin à glace, faire du patin à glace » de escache « échasse »12, taak de taque « tâche, travail »...

    Et en relation directe, dans ces villes drapières : en flamand kamoesleer « peau de chamois » formé de camois « chamois » et le germ. leer, « peau de cuir » (on dit aussi gemsleder ou gemzeleer, proche de l'allemand Gemsleder, et zeemleer qui vient également du mot « chamois », mais reprenant la prononciation plus proche du français), kous « bas, chaussettes hautes » de cauce, « chausse », kaproen « couvre-chef du Moyen-Age » de caperon « chaperon », pan de pan, du lat. pannus « pièce de tissu, cargaison », ce dernier sens a glissé en germanique de l'ouest et dans le nord de la France vers « objet servant de garanti », vaneel « pan de quille, de sarrau » du picard vanel, ven(n)el, ou du wallon vaniel (en français van)....

    Évoquons le mot vals (fals, « faux ») qui en moyen-néerlandais était valsc et qui présenté donc un emprunt du picard falske, mot qui a été propagé par Hendrik van Veldeke, mais que le néerlandais a corrigé en se rapprochant de la forme française.

     

    Le néerlandais standard a beaucoup emprunté au picard, car c'est le dialecte germanique brabançon qui est la source de la langue standard au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, l'époque de Joost van den Vondel (1587-1679, considéré comme le créateur de la langue et du théâtre classique hollandais) où l'on peut même comparer la première période (1605-1625) à une deuxième (1625-1679) par des mots et expressions brabançons qui disparaissent pour laisser la place à des influences frisonnes du dialecte d'Amsterdam. Mais les emprunts de la langue néerlandaise sont maintenant dirigés vers la langue française : en Flandre, elle est encore très forte, ainsi kant est emprunté au picard, mais on rencontre aussi kottee dans le sens de voisinage (de côté), on trouve kans en néerlandais standard et ounchance en Flandre occidentale (déformation de une chance), le moyen-néerlandais avait emprunté zaan (voir plus tard Sahn en allemand) au picard et qu'on emploie encore en Flandre, mais, on trouve aussi room (du germ.), kreim(e)... Mais le néerlandais de Flandre connaît aussi karotte, krotte (pour wortel), ambetant, serieus, tefrente (« différent »), vélo...

    Dans le domaine de la phonologie, on aurait remarqué des changements identiques en flamand et en picard13, signalant des contacts constants entre les langues :

    - la palatalisation d'une voyelle vélaire, par exemple ou / u (du o long latin) donnent ü (heure > uur en néerlandais, jeu > ju en picard...)

    - la réduction de la diphtongue oe en o : juene [joene] > jone (jeune en picard), v.fr. fuer > foor (« taxe, prix » en néerlandais, et qui entre dans l'expression française au fur et à mesure, signifiant à l'origine donc « au prix et à la mesure »)...

    - e long > ei : zeeën (zeyen, "voir"), -teit (universiteit...), contreie, cateil ou cateel...

    - er > ar : baret ("béret, barrette"), garnaal ("crevette", qui viendrait du moyen-néerlandais grane, gerne), haring ("hareng », en allemand Hering), karwei ("corvée"),

    - intercalation de n, m : winket (wiket), messengier (messager), pampier (papier) en néerlandais ; en picard devant les dentales et les gutturales, en wallon devant v, w.

    - intercalation de b entre m et r : kamer (chambre), komkommer... en néerlandais ; ensanle en picard.

    - métathèse de r : concredeeren (concorder), kersp (cresp), persent (présent), pers (presse) ; ertenir (retenir), guernoulle (grenouille)...

     

    Le néerlandais des Pays-Bas connaît lui aussi des emprunts au français, qui reste rares en Flandre qui conserve certains archaïsmes : « place réservée » se dit gereserveerd au Pays-Bas et voorbehouden en Flandre ; « conclusion » se dit conclusie au Pays-Bas, mais besluitsel en Flandre ; « constater » est constateeren outre-Moerdijk, mais c'est le germanisme bestatigen qui a court en Flandre ; On dit directeur au Pays-Bas et bestuurder en Flandre ; « administratif » se dit administratief aux Pays-Bas et bestuurlijk en Flandre... Cela marque le renouveau du flamand et le combat contre l'influence française en Flandre après les années 60.

     

    L'histoire de la littérature (et donc en général de la langue) néerlandaise est divisé habituellement en 4 périodes : 1° : d'environ 1250 à 1315 ; 2° : de 1315 à 1450 ; 3° : de 1450 à 1600 ; 4° : après 1600. On pense que la première période est marquée par des emprunts aux picards principalement, et précisément de la région du Hainaut (les comtes du Hainaut ont longtemps régné sur toute la Hollande, et les villes du Hainaut au moyen âge étaient importantes). On remarque les traits suivants :

    - traitement des voyelles : nobel, loods, sober, proper, plaats, filosoof, persoon, rootse, galootse, chevael, metaal, kasteel, wasteel, Lanceloot, monioot, galioot, gavelote, mat, plat, kas, gros, bek, frok, klok, koffer, geroffel, kaart, paerc, paert, taveerne, apeert, fosseit, preit, suffixe -teit, contreie, melleie, livreie, cleer, compeer, suffixe -eere (du lat. -ator), cateil (cateel), procureirre, galeie, decreet, secreet, koord, foortse, poort, part, haast, plaester, jeeste, feest, propoost, provoost, commendoor, Normendie, Vermendois, mengieren, attente, consent, rente, plantioos, penitancie, angien, seizoen, harpoen, fatsoen, visioene, hernas (harnais), britsiere (bachiere), cipau (chapeau), aisuer (azur), tarmijn, chivaetse (chevauchie), trisoor, motael (métal), musure, calomne (colonne), alminiere (v.fr. almosniere), griniaert ou greniaert (grognard), duwarie (douaire), trewant ou triwant, lemiere ou limeire (lumiere), scepter, labure (labeur), uur, habberguil (v.fr. hauberjeul), kruin (couronne), ajuin (anc. eniuun, "oignon"), capruun (chaperon), pusuun (poison), ocsuen (occasion), scuerse (écorce), buerde (bourde), beurs (bouse), proeve (preuve), foelie (feuille), vernooi ou vernei (ennui avec substitution du préfixe), oester (huitre), boei (bui), caplijs, hordijs, pruik (perruque), sluis (écluse), suiker (sucre), paaien (payer), prooi, tornooi, joie, compaen, naen, plein, Romein, paes (pais), pais, palais, fransoes, Waloes, conroot, deduut, Artois, conduit... Le changement de longueur entre le français actuel et le néerlandais s'explique selon Salverda de Grave14 par les dialectes du Nord de la France.

    - traitement des consonnes :

    - lat. ca- : kampioen, kameel, kanselier, capeel ou tsapeel (chapeau), tsaerter et rarement carter, marisauchie (maréchaucie), Tsarel (Charles), Tsampenois (Champenois), Tsaertereus (Chartreus), sier (chiere), koets (couche), rots, brootse, roke, broke, hanke... Ici les formes ka- et tse- / tsie- serait des formes normales du picard, Salverda dit « La question du traitement différent de c dans ces deux positions a déjà été soulevée par les romanistes. M. Tobler admet le double traitement, M. Sichier le nie, M. Beetz également. Et ce qui semble donner raison aux deux derniers, c'est que les patois actuels ne distinguent pas deux développements différents de c d'après la voyelle qui suit. M. Beetz dit : « Undenkbar ist es, dass man auf unserem Gebiete z. B. früher cher und heute ker sprechen konnte ». Pourtant nos mots sont là, qui disent le contraire. D'ailleurs, ne pourrait-on pas admettre que, dans le domaine du picard, aussi bien que plus tard en France, une langue générale se soit répandue et ait effacé des différences qui existaient entre les différents parlers ? (p.104) »

    - -t mobile final conservé (comme en picard et lorrain, moins vrai en wallon) : virtuut, Menfroot, Jofroot, conroot, traitier, clergiet, suffixe -teit...

    - -bl- > -v- : paysivel, payavel, conincstavel (conestable), kasuifel (chasuble), favele (fable)...

    - qu- à l'initiale : kwijt, kwartier ou cartier, quareel et careel (les mots présentant qu- et kw- serait d'origine wallonne).

    - s- devant une consonne : absence du e prosthétique (comme en wallon et les mots français en anglais peut-être due à une influence germanique) en initiale ; dans le corps du mot, il disparaît (comme en français et picard) : blaam, melleie, ile, fantoom, achemant... mais feest, pastei...

    - w dans les mots germaniques, français gu > presque toujours w dans les mots anciens : walois, wambuis, want, warisoen, wasteel, wiket...

    - iv devient -iu : baljuw ;

    - chute de l (peut-être phénomène néerlandais) : abeel ou aubeelijn (fr. aubel), abergoel (haubergeon), cassiede, coutsiede et keltsiede (fr. chalciee, pic. calchie), chivaetsie et chevautsie, acottoen (aucoton, esp. algodon), verbabeert (ébaubi), amutse (aumuce), favisage (faux visage), kandeel (v.fr. chaudel)...

    - l mouillée, n mouillé > l, n (peut-être phénomène néerlandais, même si on constate la même tendance en picard) : tale et taelge (taille), amaleeren et amalgieren (émailler), artelrie et artillerie, montane, lijn, minoot...

     

    Dans le domaine du lexique le plus étonnant sont des aller-retour (de manière anecdotique, signalons que retour est un mot que la langue de Vondel a aussi emprunté au français dans le sens d'un « voyage aller-retour »). Ainsi, tout logiquement le néerlandais Vlaam donne le picard flameng, flamand, flamind. Celui-ci forme flamingant qui retourne sous cette forme en néerlandais dans ce sens de « défenseur de l'émancipation flamande ».

    On connaît partout en France la célèbre braderie, et ses bradeux. Ce mot vient du moyen-nl. braden et brader « rôtir », et « tenancier d'une rôtisserie » . Le mot braderie est maintenant, après être marqué comme flamand jusque dans les années 50, du néerlandais standard.

    L'histoire du cabaret est encore plus impressionnante. Le latin CAMERA donne en picard camberete. Ce mot est emprunté par le néerlandais sous les formes cabaret, caberet, cabret. Il revient alors au picard et wallon sous cette forme cabaret. Le français l'emprunte alors au picard-wallon. Mais alors qu'il est un peu vieilli en France, Belgique et Pays-Bas, il connaît en Allemagne un succès incroyable, surtout sous la forme d'un Kabarett télévisuel, pendant lequel les Kabarettisten se succèdent pour brancarder la société et la politique. Les équivalents néerlandais sont cabaret et cabaretier, au féminin cabaretière.

    Encore ici, il serait vain de compter les aller-retour : le fr. blaser « émousser le sens du goût par excès de mets ou de boisson » donne le nl. blazen « expirer fortement, gonfler ». Il passe au pic. blasé et le français lui emprunte. Et il retourne au néerlandais dans ce sens de « désabusé, désillusionné ».

    Le m. néerl. avait corver « bateau chasseur ». Il est emprunté par le picard corvette « trois-mâts très léger et bien garni de voiles ». Le français lui emprunte et le renvoie au néerlandais sous la forme korvet. De même le m.néerl. maken, « faire » donne le picard maquier. Il passe au français maquiller, maquillage. Ce dernier mot est est emprunté tel quel par le néerlandais.

    Il semble également que le néerlandais klink « poignée de porte » donne en picard clenque. Et sous une forme diminutive, il repasse au néerlandais klinket.

    Pour le mot schok, schokken (« bousculer, secouer ; ébahi »), il n'est pas clair si c'est le picard chuquier, « se heurter (dans le combat), frapper ») qui l'a emprunté au néerlandais ou l'inverse.

    De même pour les mots kade « levé, digue » en néerlandais et quai en picard (que le français lui emprunte). Ce qui est sûr, c'est qu'il provient de la très vielle racine pré-celtique ou gauloise *caio- dont nous avons déjà parlé au tout début.

    Aussi le mot garnaal « crevette », anciennement garnaet. Selon les uns, il vient du moyen-néerlandais grane, gerne « moustache, barbe » (cf. l'allemand Granne, « barbe »). On nomma la crevette, par synecdoque, d'après ses antennes, comme en français on nomma la grosse crevette rose, bouquet, à cause des « barbes » de l'animal. Selon Tavernier-Vereecken (1950) et De Tollenaere (2000), il dérive d'une déformation du nom Geernaert. Pour le WNT, il dérive simplement (le r devient l, comme le west-flamand sleuter « clé » est sleutel en néerlandais) de la forme dialectale gernaat (flamand), geirnoar (west-flamand), gornout, gornaort, gorrinet (Zélande), genoat (Groningen), granaat (frison, Plattdeutsch). Cette forme dialectale viendrait du picard gorrinet, en ancien-français (avant que celui-ci ne l'emprunte au normanno-picard crevette, « petite chèvre ») guernette. Ou alors c'est le picard (et le wallon) qui emprunte la forme flamande gernaat pour faire guernate, guernade, garnate, garnache (aussi appelé seutrèle, sautrèle, « qui saute », on retrouve là la métaphore de l'origine de l'emprunt français, la crevette étant connue pour sauter), au même titre que l'allemand (Garnele qui le transmet au letton garnele, et l'estonien garneel, qui dit aussi krevett, comme le lituanien krevetė) qui dit aussi Krevette, et le russe гарнел (/garnel/, ce dernier préfère maintenant l'emprunt au français креветка /krivjetka/), alors que le polonais garde ce mot garnela dans le sens de « crevette grise ».

     

    1 Annales du Comité flamand de France, T.19, 1891, pp. 319-404.

    2 Le même phénomène est présent en anglais, puisqu'on trouve dans un Vocabulaire française-hébreu, composé vraisemblablement dans la première moitié du XIIIe siècle, en Angleterre les mots forteretse, fortse, et ratsine (pour forteresse, force et racine en français et fortereche, forche, rachine en normand). Remarquons cependant que la proximité du wallon peut avoir influencée cette prononciation, ainsi au -ch- français correspond normallement -tch- en wallon : fletche, flitche « flèche », rotche « roche », lodjî « loger »... Le néerlandais ne connaît toujours pas le son [ʃ], pour les mots plus rescents empruntés au français ou autres, il transcrit -sj- : oesjanka (russe : ouchanka, « chapka »), sjaal (français : « châle »), sjacheren (allemand : schachern « marchander »), Sjanghai (chinois : ville de Chang-hai), sjeik (arabe « cheik »), sjekel (hébreu « shekel »). Plus récemment, l'orthographe d'origine est concervée : shampoo, sharia, sheriff, shirt, chaise longue, chalet, champagne, chanson...

    3 La forme roque est attesté dans des noms de famille flamands : Van de roke, Ver(r)oken, Van der Roken, Vaerrocke, vander Roeke, Verhoken mais aussi sous la forme entière picarde de le Roke, de le Rocque, Derocq, Derock, Delrocq, Delrock...

    4 « On appelait « loges » des locaux que certains commerçants étrangers possédaient dans les villes industrielles et commerçantes. » (M.Battard, Beffrois, Halles, Hôtels de Ville dans le Nord de la France et la Belgique, Brunet, Arras, 1948, p.119)

    5 Rank (égaement en west-flamand) viendrait d'un ranque « rance ».

    6 Roger Kervyn de Marcke ten Dreissche, Les Fables de Pitje Schramouille, Lecture par Reine Meylaerts, Labor, Espace Nord, Bruxelles, 1999, p.127.

    7 Le bruxellois de poche, Assimil évasion, Buxelles, 2000, p.4.

    8 La langue a été étudiée par Arille Carlier, Les carrières d'Ecaussines, in Bulletin du Dictionnaire wallon, nos 1 et 2 – janvier 106, pp.36 et pp.144.

    9 Vinz Otesanek, Une leçon de zieverlogie (in La Gazette de Bruxelles, vendredi 9 octobre 2009), version en ligne : http://gazettebxl.interrenet.be/spip.php?article6

    10 On remarque le même traitement pour navenant, par mauvaise construction de in avenant, « à l'avenant » et pour maar « mais », par évolution de ne ware « ne serait pas ». Par ailleurs, cette racine *wastil a connue des évolutions particulières dans différentes langues romanes : ainsi en français, gâteau ; en picard, wastiau, wastieu ; en corse bastella (proche du pastillum ou pastillus latin)...

    11 Signalons que le terme garanne désignait la Picardie (cf. Marinette dans Les Souffleurs : ou, La pierre philosophale d'Arlequin, comedie nouvelle, comique, & satirique, de Michele Chiliat, 1695, act. Ier, sc. 16) : « Marinette : Quoy ! monsieur, vous ne connoissez pas à son air qu'il est de la franche Garanne ? / Mezetin fait le niais : Je suis pourtant franc Picard assurément, et de la Picardie la plus franche. » Varanne ou Varennes était également une commune du département de l'Aisne. (Études de philologie comparée sur l'argot, Firmin Didot frères, fils et cie, 1856, p.32).

    12 Signalons que le jeu des échasses était très populaire dans les Pays-Bas, et qu'il est encore pratiqué à Namur depuis le XVe siècle au moins. Le 8 décembre 1411, le Comte Guillaume II de Namur interdit la pratique de l'échasse à toute personne de plus de 13 ans sous peine d’une amende et de voir les échasses confisquées : « Oyés, Oyés, qu’on vous fait assavoir de par nostre très redobteit seingneur, monseingneur le comte, son mayeur et ses eskevins de Namur, que ne doit nuls qui voise ne monte sur escache pour escachier ne pour josteir, qui ait plus d’eaige au plus de XIII ans, si halt que sur l’amende à l’enseignement d’eskevin et les escaches perdues. » Cet édit n'a été abrogé qu'en 2011. Remarquons au passage le caratère picard du texte, alors que Namur se trouve en région wallonophone.

    13 Salverda de Grave, Les mots dialectaux en néerlandais, in Romania XXX, 1901, p.79.

    14 Les mots dialectaux en néerlandais, in Romania XXX, 1901, p.73.


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