Cependant, il est évident qu’il s’opère inconsciemment en Europe une orientation nouvelle à laquelle le germanisme collabore. La cour de charlemagne, et Charlemagne lui-même, sont certainement beaucoup moins latinisés que les mérovingiens. Depuis le nouveau cours des choses, quantité de fonctionnaires ont été pris en Germanie et des vassaux australiens ont été casés dans le Sud. Les femmes de Charlemagne sont toutes des Allemandes. Des reformes judiciaires comme celle des échevins par exemple, tirent leur origine des régions d’où vient la dynastie. Sous Pépin, le clergé se germanise et, sous Charlemagne, les Germains abondent parmi les évêques en pays roman. À Auxerre, Angelelme et Heribald sont tous deux Bavarois , à Strasbourg, Bernold est Saxon ; au Mans trois Westphaliens se succèdent ; à Verdun, Hilduin est Allemand ; à Langres, Herulfus et Ariolfus viennent d’Augsbourg ; à Vienne, Wulferius, à Lyon, Leitrade sont Bavarois. Et je crois bien que la réciproque n’est pas vraie. Que l’on compare pour apprécier la différence, un Chilpéric, poète latin, et Charlemagne qui fait recueillir les anciens chants germaniques !
Tout cela devait produire un décalage d’avec les traditions romaines et méditerranéennes, faire vivre l’Occident sur lui-même, produire une aristocratie mélangée par ses ascendances, ses hérédités. N’est-ce pas alors que seront entrés dans le vocabulaire bien des termes dont on place l’origine sûrement trip tôt ? Il n’y a plus de Barbares. Il y a une grandes communauté chrétienne aussi large que l’ecclesia. Et cette ecclesia sans doute regarde vers Rome, mais Rome s’est détachée de Byzance et il faut bien qu’elle regarde vers le Nord. L’Occident vit maintenant de sa vie propre. Il s’apprête à déployer ses possibilités, ses virtualités sans recevoir d’autre mot d’ordre que celui de la religion.
Il existe une communauté de civilisation dont l’Empire carolingien est le symbole et l’instrument. Car, si l’élément germanique y collabore, c’est un élément germanique romanisé par l’Église. Il subsiste sans doute des différences. L’empire se démembrera mais chacune de ses parties subsistera, puisque la féodalité respectera la royauté. En somme, la culture qui sera celle du Moyen Âge primitif jusqu’à la Renaissance du XIIe siècle – une vraie renaissance celle-ci – sera marquée, et le restera, de l’empreinte carolingienne. L’unité politique a disparu, mais il subsiste une unité internationale de culture. De même que les États fondés au Ve siècle en Occident par les rois barbares ont conservé l’empreinte romaine, de même la France, l’Allemagne, l’Italie ont conservé l’empreinte carolingienne.
Conclusion
De tout ce qui précède se dégagent, semble-t-il, deux constatations essentielles :
1° Les invasions germaniques n’ont mis fin ni à l’unité méditerranéenne du monde antique, ni à ce que l’on peut constater d’essentiel dans la culture romaine, telle qu’elle se conservait encore au Ve siècle, à l’époque où il n’y a plus d’empereur en Occident.
Malgré les troubles et les pertes qui en ont résulté, il n’apparaît de principes nouveaux, ni dans l’ordre économique, ni dans l’ordre social, ni dans la situation linguistique, ni dans les institutions. Ce qui subsiste de civilisation est méditerranéen. C’est aux bords de la mer que se conserve la culture et c’est de là que sortent les nouveautés : monachisme, conversation des Anglo-Saxons, art barbare, etc.
L’Orient est le facteur déconnant ; Constantinople, le centre du Monde. En 600, e monde n’a pas pris une physionomie qualitativement différente de celle qu’il avait en 400.
2° La rupture de la tradition antique a eu pour instrument l’avance rapide et imprévue de l’Islam. Elle a eu pour conséquence de séparer définitivement l’Orient de l’Occident, en mettant fin à l’unité méditerranéenne. Des pays comme L’Afrique et l’Espagne, qui avaient continué à participer à la communauté occidentale, gravitent désormais dans l’orbite de Bagdad. C’est une autre religion, une autre culture dans tous les domaines, qui y apparaît. La Méditerranée occidentale, devenue un lac musulman, cesse d’être la voie des échanges et des idées qu’elle n’avait cessé d’être jusqu’alors.
L’Occident est embouteillé et forcé de vivre sur lui-même, en vase clos. Pour la première fois depuis toujours, l’axe de la vie historique est repoussé de la Méditerranée vers le Nord. La décadence où tombe à la suite de cela le royaume mérovingien, fait apparaître une nouvelle dynastie, originaire des régions germaniques du Nord, la Carolingienne.
Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne
L’Islam et les Carolingiens, pp. 250-252
Éditions Perrin, collection tempus, Paris, 2016