Comme on l’a vu plus haut, les invasions germaniques n’ont pas fait disparaître le latin en tant que langue de la Romania, sauf dans les territoires où il y a eu établissement massif de Francs-Saliens et Ripuaires, d’Alarmants et de Bavarois. Ailleurs la romanisation des Germains immigrés s’est faite avec une rapidité surprenante.
Les vainqueurs, éparpillés, et mariés à des femmes indigènes lesquelles imposent leur langue, ont tous appris le latin. Ils n’ont exercé sur lui aucune action, sinon celle d’y introduire bon nombre de termes de droit, de chasse, de guerre, d’agriculture qui se sont répandues des régions belges où les Germains étaient nombreux, jusque dans le Sud.
Plus rapides encore fut la romanisation des Burgondes, des Wisigoths, des Ostrogoths, des Vandales et des Lombards. D’après Gamillscheg, il ne subsistait plus de la langue gothique, lorsque les Maures s’emparèrent de l’Espagne, que des noms de personnes et de lieux.
Au contraire, la perturbation apportée dans le monde méditerranéen par l’introduction de l’Islam a provoqué, dans le domaine des langues, une transformation profonde. En Afrique, le latin disparaît devant l’arabe. En Espagne, par contre, il se conserve, mais il n’a plus de bases : plus d’écoles, plus de monastères, plus de clergé instruit. Les vaincus ne se servent plus que d’un patois roman qui ne s’écrit pas. Ainsi le latin qui s’était si bien conservé dans la Péninsule jusqu’à la veille de la conquête, disparaît ; l’espagnol commence.
En Italie par contre, il se conserve mieux ; quelques écoles isolées continuent d’ailleurs à subsister à Rome et à Milan.
Mais c’est en Gaule, que l’on peut le mieux suspendre la perturbation et ses causes.
On connaît suffisamment l’incorrection barbare du latin mérovingien ; cependant c’es ténor du latin vivant. On l’enseigne aussi, semble-t-il, dans les écoles destinées à la pratique, encore que, çà et là, des évêques et des sénateurs lisent et parions même cherchent à écrire le latin classique.
Le latin mérovingien n’est en rien une langue vulgaire. Les influences germaniques qu’il a subies sont insignifiantes. Ceux qui le parlent, peuvent comprendre et se faire comprendre partout dans la Romania. Il est peut-être plus incorrect qu’ailleurs dans la France du Nord, mais, malgré tout, c’est une langue qu’on parle et qu’on écrit pour se faire comprendre. L’Église n’hésite plus à s’en servir pour ses besoins de propagande que l’administration et la justice.
On enseigne cette langue dans les écoles. Les laïques l’apprennent et l’écrivent. Elle se rattache à la langue de l’Empire comme la cursive, dans laquelle on l’écrit, à l’écriture de l’époque romaine. Et puisqu’on l’écrit encore et beaucoup pour les services de l’administration et du commerce, on la fixe.
Seulement, elle devait disparaître au cours de la grande perturbation du VIIIe siècle. L’anarchie politique, la réorganisation de l’Église, la fin des cités, la disparition du commerce et de l’administration, surtout celle des fiances, la disparition des écoles laïques, l’empêchent de se conserver avec son âme latine. Elle s’abâtardit et se transforme suivant les régions en dialectes romans. Le détail échappe, mais le fait certain est que le latin comme tel a cessé d’être entendu vers 800, sauf par le clergé. […]
Ainsi, par le curieux renversement des choses et qui est la confirmation la plus éclatante de la brisure provoquée par l’Islam, c’est que le Nord qui, en Europe, s’est substitué au Sud, aussi bien comme centre liste´raire que comme centre politique.
C’est lui qui va projeter maintenant autour de lui a culture qu’il a reçue de la Méditerranée. Le latin qui avait été, de l’autre côté du détroit, langue vivante, n’est chez lui, dès le principe, que langue de l’Église. Ce qu’on lui a apporté, ce n’est pas la langue incorrecte des affaires et de l’administration, faite pour les besoins de la vie laïque, c’est la langue qui se conservait dans les écoles méditerranéennes.
Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne
L’Islam et les Carolingiens, pp. 243-245 et 246-247
Éditions Perrin, collection tempus, Paris, 2016